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époque, et à faire un progrès de la décadence même. Il vous dira qu’il faut une compensation à tout, il ira chercher dans les principes de Newton une règle de mécanique sur l’égalité de la réaction à l’action, découverte fort à propos pour expliquer tous les excès et ajourner sans terme le moment de l’équilibre véritable ; mais enfin, métaphore pour métaphore, c’est une autre idée qu’on devrait emprunter à la mécanique, celle de la résultante des forces. Ainsi que deux forces en s’opposant l’une à l’autre déterminent une direction moyenne, loi merveilleuse qui fait à la fois marcher les planètes dans l’espace et les navires sur les flots, il peut y avoir, dans la société moderne, non pas deux limites extrêmes entre lesquelles elle oscillerait éternellement, mais deux forces qui semblent opposées et doivent s’unir en une commune et puissante impulsion. Oui, je le reconnais, l’activité sociale prend deux grandes formes que nous appellerons l’industrie et la pensée, l’une qui sert plus l’intérêt, l’autre la vérité ; l’une qui a plus besoin de l’ordre, l’autre de la liberté. L’une ne doit pas être sacrifiée à l’autre, chacune ne doit pas tour à tour prévaloir et tout emporter. La lutte éternelle n’est pas leur position définitive ; mais, en se résistant jusqu’à un certain point, elles peuvent engendrer une force commune, un mouvement commun, le vrai progrès, celui dont profite et se glorifie la société tout entière, celui qui ne s’accomplit pas aux dépens de la dignité ou du bonheur de l’humanité. Pour réaliser un tel progrès, il faut sans doute que le travail de l’homme sur la matière, ce travail qui a pour but, non, comme on l’a dit, de la réhabiliter, mais de l’asservir en la transformant et d’assurer à l’esprit un triomphe de plus, soit prospère et protégé ; mais il faut aussi que le travail de l’esprit pour lui-même, de l’esprit cherchant à s’éclairer par le vrai, à s’enchanter par le beau, soit pratiqué et récompensé comme il doit l’être, c’est-à-dire tout autrement que les œuvres destinées au bien-être des hommes. Il faut qu’un certain accord, qu’une mutuelle entente s’établisse entre ceux qui enrichissent et ceux qui illustrent la société, et que l’estime, l’influence, la gloire même, ne passent point tout d’un côté. Et ici se révèle dans sa grandeur la mission de quiconque se dévoue, même en un rang obscur, à la cause de l’esprit. Ce n’est pas des travailleurs qu’il faut attendre qu’une juste part soit faite aux écrivains, c’est à ceux-ci, qui sont obligés de tout comprendre, à régler la part de tous, à révéler à l’industrie ses propres destinées, à lui marquer dans l’estime des peuples la place qui lui est due, à revendiquer pour tout ce qui n’est pas elle une inviolable prérogative. L’intelligence pure ne relève que des lois qu’elle tient de Dieu ; mais on n’apprendra ce qu’elle vaut que si elle le sait elle-même. L’amour désintéressé de la vérité, l’enthousiasme de la beauté dans tous les genres, un sentiment de l’idéal enfin qui est nécessaire dans tous les arts, dans la poésie, dans la philosophie, dans la politique elle-même,