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de Tennyson que de ne voir dans ses poèmes que le côté philosophique. Trop souvent on se montre d’autant plus tolérant qu’on ne ressent pas comme on devrait les ressentir les abus contre lesquels il faudrait protester, trop souvent l’équité ne signifie que l’absence des passions même les meilleures et les plus généreuses. Tennyson, au surplus, ne réclame pas un autre rôle que celui d’un interprète presque passif ; d’un miroir inerte et fidèle, d’un sculpteur en strophes, d’un rimeur d’images. La moralité d’une de ses fantaisies exprime clairement cette idée qu’il a de lui-même.


« Lady Flora, prenez ma chanson, — et, si vous ne lui trouvez aucun sens moral, — allez devant un miroir, puis demandez-vous : — Quel est le sens moral de la beauté ? — Faudra-t-il chercher un utile emploi - aux fleurs sauvages, qui simplement jettent leurs parfums ? — Trouverons-nous un sens moral enfermé dans le calice de la rose[1] ? »


Le poète compare ensuite sa poésie « à ces oiseaux de paradis, long tailed birds, — qui planent dans le ciel, incapables de poser nulle part ; » comparaisons ingénieuses à coup sûr, mais qui ne sont admissibles qu’avec de certaines réserves, si l’on ne veut pas ramener la poésie au niveau des arts purement plastiques, ravaler la pensée au rôle du marbre, et les langues humaines à la mission des couleurs que le peintre dispose sur sa palette.

Tennyson est si sincère dans cette manière de considérer le rôle du poète, il croit si fortement à la prédominance de la forme, qu’il lui arrive souvent de prendre pour sujet la conception d’un autre esprit, et de rimer, par exemple, un conte dont la lecture l’a frappé. C’est ainsi qu’un roman (The Inheritance) lui a fourni une ballade intitulée Lady Clare ; c’est encore ainsi qu’il emprunte à l’un des peintres les plus exacts de la vie rustique, miss Mitford, une de ses plus populaires idylles. Ajoutons, pour celle-ci, que les matériaux étrangers y sont admirablement mis en œuvre : Dora est un des morceaux où Tennyson a répandu le plus d’onction et de simplicité.

On trouvera dans Godiva un texte naïf du moyen-âge savamment élaboré par un artiste de nos jours, quelque chose comme une enluminure de missel, qu’Ary Scheffer ou tout autre grand artiste transporterait, agrandie, sur quelque toile solennelle. Nous donnerons ce poème comme le meilleur échantillon des légendes rimées que Tennyson a semées en assez grand nombre dans ses trois recueils, et nous nous garderons bien d’omettre la préface caractéristique dont il l’a couronné.


GODIVA.

« J’attendais le train à Coventry ; — mêlé aux palefreniers et aux porteurs,

  1. The Day dream, tome II, pages 160 et 164, édit. de 1842.