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garda qu’un rang secondaire sur ce Parnasse nouvellement inauguré, où il se tenait prudemment à mi-côte. Coleridge se perdit dans les nuages du mysticisme philosophique. On eût dit que cette phalange vaincue n’avait un moment soulevé la poussière de la lice que pour y ménager un éclatant triomphe à l’ironie de Byron, aux anathèmes de la critique écossaise. Le servile troupeau des imitateurs copiait et recopiait sans cesse la figure altière de Childe-Harold, le sombre désespoir de Manfred, et pour avoir voulu, dans ce moment mal choisi, appliquer à sa guise les théories si violemment refoulées, John Keats, — génie incomplet et inopportun, — subit un véritable martyre.

Arrêtons-nous à ce dernier, si nous voulons nous expliquer Tennyson.

Keats, dont la renommée doit demeurer à jamais, comme celle de Shelley et de quelques autres, une tradition critique plutôt qu’une réalité populaire, un murmure plutôt qu’un bruit, l’ombre d’un rêve plutôt que le reflet d’un astre, fut cependant, — disons mieux, aurait pu être, — un digne fils de Shakespeare et de Milton. Ses poèmes, déparés par l’affectation des formes anciennes, portaient cette empreinte particulière à laquelle ne se trompent pas de bonne foi les ames douées de sympathies poétiques, celles-là même que l’exercice habituel de la dialectique et les glaces de l’érudition mettent en garde contre toute illusion décevante ; mais l’heure n’était pas venue de rendre justice aux tentatives de Keats. De plus, il eût le malheur de trouver, dans les organes de la presse libérale, ses premiers prôneurs, ce qui déchaîna contre lui naturellement l’hydre aux cent têtes du journalisme ministériel. Le protégé de l’Examiner, que la Revue d’Édimbourg avait traité avec quelque indulgence, devint aussitôt, et par cela même, le plastron de tous les critiques tories. C’était trop d’une telle tempête pour une frêle bouture de poésie, pour un jeune homme obscur et sans appuis. Keats descendit au tombeau, courbant sous l’injure un front humilié, doutant de ce génie qui brûlait en lui, et n’espérant guère que, par un singulier retour de fortune, il se survivrait dans une longue lignée de glorieux successeurs.

Est-ce à dire qu’il ait été directement imité, imité comme lord Byron, par exemple ? Non, sans doute, il ne pouvait pas l’être ; mais de lui, de Shelley, de Coleridge, émane la poésie anglaise contemporaine, ou plutôt ces trois remarquables écrivains ont montré aux Taylor, aux Browning, aux Tennyson, qu’en dehors de la poésie régulière et savante, polie et sceptique, précise et correcte, il en existait une autre dont les modèles se devaient chercher, pour la forme extérieure, dans les écrits du temps où la littérature anglaise était le plus complètement isolée de toute influence étrangère ; pour le fonds des idées, dans ce monde surnaturel, ce microcosme intérieur que chaque imagination