Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/422

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

heure sa part de la colère qui saisit Kléber et l’armée quand ils apprirent qu’au mépris d’une capitulation signée, le gouvernement anglais refusait aux Français de quitter l’Égypte avec les honneurs de la guerre. Forcés ainsi à la victoire par le parjure, dix mille hommes en battirent soixante-dix mille. Je ne raconterai pas une bataille que M. Thiers a racontée, mais je ne puis m’empêcher de citer un détail que je me souviens d’avoir entendu, enfant, redire à mon père, qui le tenait d’un des combattans d’Héliopolis. Au lever de l’aurore, la petite armée française, en arrivant au sommet d’une de ces collines de sable sur lesquelles je vois en ce moment se coucher le soleil, découvrit tout à coup, rangée dans la plaine, l’immense armée du grand-vizir. Alors un ah ! de satisfaction et d’impatience s’éleva de toutes les poitrines et se prolongea sur la ligne de bataille. Kléber la parcourut à cheval, se contentant de répéter pour toute harangue : « Si vous reculez d’une semelle, vous êtes… perdus. » Personne ne recula d’une semelle, et la grande armée asiatique fut détruite par une poignée d’Occidentaux ; on croit être à Marathon !

Au moment de m’éloigner, j’ai regardé encore une fois l’obélisque d’Osortasen, rayant de sa ligne noire l’or empourpré du ciel et dressant au milieu des palmiers son tronc de granit ; mes souvenirs allaient des temps anciens aux temps nouveaux, d’Osortasen à Kléber, de la conquête de l’Égypte par les pasteurs, deux mille ans avant l’ère chrétienne, à la conquête de l’Égypte par les Français au XVIIIe siècle de cette ère. Parmi ces oscillations de ma pensée, qui embrassait en une seconde un intervalle de quatre mille ans, la nuit est venue, la lune a éclairé les palmiers d’Héliopolis ; elle a blanchi le sable sur lequel se précipitait presque sans bruit le trot de nos montures. Pleins de cet enchantement qu’inspirent à l’ame la nuit, le silence et le désert, nous sommes arrivés à la porte de la ville ; sortant de cette lueur sereine et suave, nous nous sommes plongés dans les rues noires et tortueuses. Nous connaissons maintenant le Caire sous tous ses aspects : nous avons visité ses mosquées et son pacha, salué son passé, interrogé son présent sur son avenir ; il est temps de nous embarquer sur le grand fleuve, il est temps de commencer cette vie flottante, cette vie étrangère aux habitudes ordinaires des voyages, cette vie de nomades du Nil, que nous allons mener durant plusieurs mois au milieu des ruines.


J.-J. AMPERE.

26 décembre.