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plus ou moins ce grand fonctionnaire turc qui, dans un dîner diplomatique, exprimait à un Français son goût pour les repas à l’européenne, son mépris pour ses compatriotes, qui, selon lui, ne savaient pas se servir de leur fourchette, et, ce disant, il se servait de la sienne… pour peigner sa barbe. N’importe, c’est à travers ces bizarreries que s’opère le changement du monde : le chemin est étrange, mais le but est grand, et Méhémet-Ali aura marché vers ce but.

Quel sera l’avenir de sa famille, de sa dynastie ? Je pense que cet avenir finira à son fils Ibrahim. Les races étrangères s’établissent difficilement sur la terre d’Égypte, où elles périssent, où elles dégénèrent. Les enfans des Européens et des Asiatiques meurent presque tous en bas âge. C’est ce qui avait conduit les mamelouks à se recruter par l’esclavage au lieu de se perpétuer par la naissance. Même les végétaux importés s’altèrent. Cette terre d’Égypte est une terre à part qui se venge de ses conquérans en détruisant leur postérité ou en l’abâtardissant. Il est peu de familles qui soient plus allées se dégradant que la famille des Ptolémées. Épousant presque toujours leurs sœurs ou leurs nièces, ces princes, qui furent pour la plupart des monstres de débauche et de cruauté, arrivèrent, en peu de générations, de l’héroïque Ptolémée Lagus à l’ignoble et difforme Ptolémée Physcon ou l’enflé. La famille de Méhémet-Ali est menacée d’un pareil avenir. Abbas-Pacha, appelé prochainement à régner, est, dit-on, au physique et au moral, un Ptolémée Physcon.

En présence de cet avenir, en pensant que les grandes qualités de Méhémet-Ali mourront avec lui, et que le despotisme qu’il a organisé restera, qu’Ibrahim tout au plus donne quelque garantie bien incomplète d’un gouvernement un peu régulier, qu’après lui il n’y a que des enfans et un barbare, il est impossible de ne pas tourner les yeux vers l’Europe, et de ne pas l’appeler au secours de ce malheureux pays, qu’elle seule peut véritablement régénérer. Elle n’éprouverait aucune difficulté à s’en emparer. Méhémet-Ali, en exterminant les mamelouks et en chassant les arnautes, a désarmé l’Égypte. Ses oppresseurs seuls pouvaient la défendre. Les paysans qu’on enrégimente à coups de bâton ne sauraient être redoutables pour personne. Le préjugé contre les chrétiens est affaibli. Enfin j’ai entendu sortir de la bouche d’un Arabe ces paroles : Ce pays ne sera heureux que quand il appartiendra aux Européens. Malheureusement pour nous, c’est à l’Angleterre que cette acquisition semble dévolue. L’Égypte est pour elle une étape sur la route des Indes, elle doit désirer de s’en assurer la possession. La richesse qu’elle pourrait tirer de la terre la plus fertile du monde doit la tenter. Dans un discours prononcé à un banquet du club réformiste donné à Ibrahim-Pacha, lord Palmerston a dit que l’Angleterre voulait pour l’Égypte un pouvoir fort. Or, comme après Méhémet-Ali et Ibrahim il est douteux