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On dit que les fellahs au pouvoir étaient plus impitoyables pour leurs compatriotes que les Turcs eux-mêmes.

Le caractère de Méhémet-Ali montre la sagesse de l’astrologie orientale, qui place les princes, les financiers et les publicains sous l’influence de la même planète. Il s’est peint tout entier dans cette maxime que Burkhardt a recueillie de sa bouche : Un grand roi ne connaît que son épée et sa bourse ; il tire l’une pour remplir l’autre. Le proposition contraire serait encore plus vraie : c’était pour pouvoir faire briller son épée dans le monde qu’il remplissait sa bourse ; c’est avec le gain fait sur les blés qu’il a pu mettre à fin l’expédition contre les Wahabites.

C’est une maxime fondamentale de l’administration égyptienne, que le gouvernement ne peut pas perdre. De là découle le principe de la solidarité, d’après lequel un village ou une province qui paie exactement l’impôt est récompensé de cette exactitude en payant encore pour le village et la province voisine qui ne se sont pas acquittés. Il paraît que ce système, décourageant pour les contribuables, et qu’on a osé employer en France peu d’années avant la révolution[1], a cessé d’être en vigueur. Un fait que j’ai peine à croire, mais que certes on n’inventerait pas ailleurs, offre une application encore plus extraordinaire du principe, que le gouvernement ne peut pas perdre. Une maladie s’étant déclarée dans l’armée, parce que les soldats avaient été nourris avec la chair de chevaux morts d’une maladie contagieuse, une commission composée de médecins européens au service du pacha fut nommée. Elle fit une enquête, puis un rapport établissant la cause de la mortalité, et concluant à ce que des alimens plus sains fussent donnés aux soldats. Le gouvernement remercia les médecins et les combla d’éloges ; mais, comme il ne pouvait pas perdre, une retenue fut faite sur les appointemens des docteurs pour l’indemniser du surcroît de dépense qu’amènerait le changement introduit dans la nourriture du soldat par suite de leur très sage décision. Cette anecdote, dont je ne garantis point l’exactitude, semblerait moins invraisemblable au lecteur, s’il avait entendu comme moi, de la bouche du savant scheikh Rifâah, directeur de l’école littéraire du Caire, ces propres paroles : « Quand on nous a fourni des livres pour l’étude ou pour les traductions, au bout d’un certain temps, comme ces livres ont servi, ils sont usés. Alors le gouvernement, qui ne peut pas perdre[2], exige que l’école l’indemnise du déchet

  1. Droz, Histoire du règne de Louis XVI, t. I, 160. — Quelque chose de semblable a lieu encore aujourd’hui dans l’empire autrichien. — Voyez Foreign Quarterly Review, t. XXXII, 469. Ce système a été proposé dans l’Inde anglaise. — Briggs, Land tax in India, p. 268.
  2. Ce principe était aussi celui du gouvernement romain, et n’avait pas là des conséquences moins révoltantes. Les provinces étaient chargées de porter le blé à Rome à leurs risques et périls. Si un malheur arrivait à la cargaison, on mettait le pilote à la torture ; si l’équipage entier avait péri, on s’en prenait aux femmes et aux enfans. Cela tenait lieu d’assurances. — Edinburgh Review, avril 1846, 367. — Les idées les plus simples de justice et d’humanité, encore inconnues aux peuples orientaux, sont bien nouvelles en Occident.