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à son front de bataille ce qu’il y avait en lui de plus énergique et de plus caractérisé. Si les bourgeois de Kœnigsberg ne sont pas gens à se laisser entamer facilement par l’influence étrangère, ils ne sont pas non plus très dociles aux inspirations du gouvernement central. Comme ils voient de plus près les maux causés par le despotisme, ils appréhendent les moindres velléités de réaction et regimbent seulement devant l’apparence.

L’ouvrage de M. Yung nous introduit avec beaucoup de naturel et d’exactitude dans ce petit monde qui a ses orages et ses héros ; il nous fait vivre assez entièrement de la vie de Kœnigsberg, qui, dans ces dernières années, a pris des allures si nouvelles. Il n’y a pas bien long-temps que Kœnigsberg était encore la ville de Kant ; le philosophe eût continué ses promenades et ses méditations avec le même calme et les mêmes loisirs. Aujourd’hui tout remue et s’agite ; des personnages nouveaux envahissent cette scène, qui semble s’élargir pour les recevoir. Voici M. Jacoby, un médecin, un tribun, mais un tribun du Nord, opiniâtre et froid, l’auteur des Quatre Questions, l’objet de poursuites criminelles qui l’ont rendu célèbre dans toute l’Allemagnen et qui viennent d’aboutir à un acquittement ; voici le pasteur Rupp, qui a servi de pierre d’achoppement à la société évangélique de Gustave-Adolphe, qui a jeté le schisme dans cette dernière union tentée par les mille sectes latentes de l’évangélisme. La liberté religieuse se produit avec la même ardeur que la liberté politique : aussi protestans et catholiques, amis des lumières, rongiens, fondent à l’envi des presbytères et prêchent l’avènement d’une ère nouvelle. Une population d’hommes de lettres tout-à-fait propre à la localité traduit, commente, exploite et colporte les rumeurs lointaines du monde européen et les annales courantes du peuple souverain de Kœnigsberg. Veut-on voir ces flambeaux de la fière cité, qu’on aille au café Siegel ; il y a là tout ensemble bureau d’esprit, salle de lecture, réfectoire et chauffoir pour le pauvre litterat ; c’est d’ailleurs un spectacle mobile dont on jouit gratuitement ; la ville entière passe chez Siegel heure par heure, les professeurs, les rentiers, les employés, etc. ; le lieu a même ses anecdotes et sa chronique. Mais une grande chronique, une histoire triomphante, c’est celle de la Société bourgeoise, qui se forma, comme par inspiration, en 1845. On se réunissait dans une immense salle pour causer des affaires du jour, pour chanter, pour fumer, pour écouter ou prononcer des harangues, pour rendre hommage à Ronge ou à MM. d’Itztein et Hecker, suivant la circonstance du moment, tout cela auprès d’un verre de bière, bei einem Glase Bier. L’auteur nous conduit avec beaucoup d’innocence au milieu de cette assemblée patriotique, singulier mélange d’enthousiasme sentimental et de petite niaiserie bourgeoise. Il y a de sérieux orateurs pour ou contre sur la question de savoir si l’on doit garder sa pipe quand la tribune est occupée, ou s’il est permis d’avoir le chapeau sur la tête ; on octroie la casquette.

Ne nous y trompons pas cependant et ne rions pas trop vite. A ces mêmes gens on demande ensuite si l’on aura droit de parler de choses politiques dans leurs assemblées, et l’un d’eux de répondre aussitôt : « Le marchand parle de son commerce, le soldat de son arme, le savant de sa science ; le citoyen doit parler de politique, car qu’est-ce que le citoyen sans l’état et l’état sans la politique ? Pour moi, messieurs, je vis et je respire dans la politique, et, quand je mourrai (les piétistes vont jeter les hauts cris !) je ne serai pas mort politiquement ;