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et les paroles de don Ventura de la Vega. Il ne reste donc à Madrid qu’une seule scène pour la littérature, pour la poésie : c’est le Principe. Ce n’est pas que le Principe soit lui-même dans des conditions excellentes et ait tout l’éclat qu’on pourrait attendre ; seulement c’est l’unique théâtre sérieusement littéraire. Il y a trois choses fort essentielles pour un théâtre en tout pays, — le public, les comédiens, et les auteurs. Voyons ce que sont ces trois élémens à Madrid : ici comme ailleurs ils sont intimement unis et réagissent l’un sur l’autre. Il est certain que depuis dix ans le goût du spectacle, le goût du plaisir littéraire s’est beaucoup développé en Espagne. Il est cependant une circonstance qui ferait croire que le public n’a pas gagné en nombre autant qu’on aurait pu s’y attendre : c’est que les pièces les meilleures, celles qui obtiennent le plus de succès, ont très peu de représentations ; une œuvre jouée vingt fois est arrivée au plus haut degré de la fortune théâtrale. De là une immense consommation de pièces de tous genres, et la difficulté de faire un choix entre elles. Ces conditions ne doivent-elles pas peser aussi sur les comédiens, qui sont obligés de se multiplier ? Je ne sais trop ce que dirait un acteur à Paris s’il était contraint de jouer deux fois le même jour, et cela arrive pourtant fréquemment à Madrid, le dimanche, où il y a deux représentations. Il faut bien, en outre, que le talent des comédiens se plie à jouer à peu de distance tous les rôles gais ou sombres, bouffons ou tragiques, et il en résulte dans leur esprit une confusion perpétuelle qui atténue leur originalité, lorsqu’ils en ont. Il y a au Principe deux artistes qui seraient remarquables partout, — don Julian Romea et Matilde Diez. Romea est un comédien plein de tact et de distinction, dont l’intelligence est plus grande encore que les moyens dramatiques. Poète lui-même, auteur d’un volume de vers où il y a souvent un réel mérite, il excelle à interpréter les poètes. Il n’est point déplacé dans une œuvre tragique, parce qu’il a pour lui son intelligence ; mais son talent, qui est véritablement propre à la comédie, ne doit-il pas souffrir de cette violence faite à sa nature ? A côté de Julian Romea, mettez comme contraste Matilde Diez : c’est une actrice énergique, passionnée ; je l’ai entendue dans le Guzman et Bueno de M. Gil y Zarate, et elle savait trouver des accens partis du cœur, des entrailles, — des accens qui faisaient frissonner. C’était le don de l’émotion à sa plus haute puissance, et cependant il faut souvent que Matilde Diez joue dans la comédie, où elle a un certain ton pleureur qui ne plaît que médiocrement.

Quoi qu’il en soit, c’est avec le secours de ces deux artistes, de Romea et de Matilde Diez, que les poètes de l’école moderne ont gagné leurs plus belles victoires. Le Principe est en effet le théâtre où la plupart des œuvres nouvelles se sont produites. C’est là qu’ont été joués les Amans de Teruel, ce drame émouvant d’Hartzenbusch, le Charles II de Gil y Zarate, le Don Alvaro du duc de Rivas, le Savetier et le Roi de Zorrilla,