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Il ne faut pas cependant s’arrêter à ces traits contradictoires qui produisent parfois à la surface une bizarre confusion. Écartez cette enveloppe changeante, pénétrez plus avant dans la société espagnole : bien des qualités originales, durables, et dont on doit beaucoup espérer, vous frapperont encore ; le caractère national gagne à être recherché sous son triple voile. Il y a en général dans la vie privée espagnole un charme infini : on peut difficilement concevoir la facilité, l’abandon qui règnent dans toutes les relations : la plus franche aménité préside aux rapports sociaux. La familiarité s établit vite, et ce n’est pas sans étonnement qu’un barbare des salons de Paris ou de Londres, jeté dans une tertulia de Madrid, entend autour de lui hommes et femmes s’appeler par leur petit nom, bien que, le plus souvent, ce ne soit pas le signe d’une intimité aussi étroite qu’on pourrait le présumer. Cette habitude donne une grace particulière aux réunions madrilègnes ; elle révèle la cordialité qui anime ce monde. Étendez votre regard hors de l’enceinte privilégiée d’un salon : vous retrouverez dans tous les rapports des Espagnols entre eux une aisance, une liberté, qui n’existent pas au même degré dans bien d’autres pays. La misère elle-même, cette affreuse misère espagnole, nue, sale, indescriptible, n’est point obséquieuse ; elle ne vous poursuit pas de ses lamentations, de ses gémissemens, et ne cherche pas à exciter votre générosité en flattant votre amour-propre ; elle demande gravement l’aumône comme une chose due en quelque façon. A quoi tient cette dignité sociale qu’on remarque, et qui a tour à tour un caractère sérieux, bizarre ou charmant, suivant les positions ? Elle est le fruit, je n’en doute pas, d’un sentiment très élevé, très puissant de l’égalité morale, qui se reflète dans toutes les habitudes de la vie. On a souvent raconté que l’homme le plus obscur, le plus pauvrement vêtu, allait paisiblement et sans aucune gêne allumer au cigare d’un grand d’Espagne cette poussière de tabac qui, roulée dans une feuille de papier, fait ce qu’on nomme un cigarito. Dans les églises surtout, à Madrid comme ailleurs, cette égalité est remarquable ; on ne voit point de ces démarcations qui s’établissent trop fréquemment dans les églises de Paris entre le riche qui peut payer et le pauvre qui ne le peut pas. Il n’y a pas pour l’un la place réservée et commode, le siège de velours au bord du sanctuaire, et pour l’autre la dalle humide et froide au fond du temple ; tout le monde s’agenouille sur la terre et se range sans distinction. Je sais bien qu’il y a ici l’influence de la pensée religieuse ; cependant, considérée à un point de vue plus humain, cette tendance égalitaire est un fait historique qu’on ne peut méconnaître ; elle date d’un passé déjà lointain, du jour où l’expulsion définitive des Mores n’a laissé en Espagne qu’un peuple de vainqueurs. De là vient que nul ne sent peser sur lui l’humiliation attachée au titre de vaincu, et que les Espagnols, dans leur commerce habituel, dans leurs actes et dans leurs paroles, ont conservé entre eux