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libre de leur donner la préférence. Avec la clause d’une gratification proportionnelle, il n’y a pas à craindre que la vente des vivres devienne un monopole au moyen duquel la compagnie pourrait asservir ses employés, puisque ceux-ci, étant intéressés dans l’entreprise, reparaîtront en qualité de producteurs pour prendre part au bénéfice qu’on aura fait sur eux-mêmes comme consommateurs. Si, par exemple, la société bénéficie de 50 cent. sur un kilog. de viande vendu 1 franc, l’acquéreur participera au gain dans la proportion de 20 cent., ce qui réduira le prix vénal de 20 pour 100.

Un mécanisme auquel on n’est pas accoutumé paraît toujours trop compliqué au premier coup d’œil. On nous a dit qu’une telle combinaison, entraînant à des détails infinis, offrirait trop de facilité à la fraude. Il n’est pas d’exploitation agricole qui ne donne lieu à une surveillance, à une comptabilité aussi minutieuses que difficiles. Dans un village algérien, la vente sur place à un seul marchand qui entrerait dans les vues de la compagnie simplifierait beaucoup les détails. D’ailleurs, le mécanisme que nous indiquons a aujourd’hui un précédent très remarquable, dont le succès a fait sensation dans la grande industrie. Un homme de cœur, pour qui l’amélioration du sort des ouvriers n’est pas une vaine formule, M. Léon Talabot, vient d’augmenter le salaire des nombreux ouvriers qu’il emploie dans ses forges du Tarn, non pas en leur donnant un peu plus d’argent, mais en leur fournissant les moyens de se nourrir beaucoup mieux et à bien moindres frais ; c’est en tenant des bestiaux dans les terres dépendantes de l’usine, en achetant aux conditions les plus favorables divers objets de consommation, et en revendant le tout en détail, à prix coûtant, de telle sorte que l’ouvrier profite de tout ce qu’ajoutent au prix des denrées l’impôt, l’usure, les transports, le brocantage du petit commerce. Plus fort, plus content, parce qu’il est mieux nourri, et en réalité mieux payé, l’ouvrier compense déjà, par la vigueur qu’il apporte au travail, les sacrifices qu’il a fallu faire pour améliorer son sort. Il est bien évident que l’heureuse inspiration de M. Talabot n’a pu être réalisée que dans un pays qui renferme, comme l’Algérie, des terres inexploitées, et qu’elle ne serait pas praticable aujourd’hui dans les départemens riches où la propriété foncière a acquis une énorme valeur[1].

Avec une telle combinaison, le taux nominal des salaires deviendrait assez indifférent, puisque la valeur réelle en serait assurée pour le présent et augmentée par les éventualités de l’avenir. Il serait bon de s’arrêter

  1. M. le marquis de Vogué vient de déclarer au congrès agricole qu’il a fondé une boucherie pour procurer aux ouvriers de ses forges une nourriture saine et copieuse au plus bas prix possible, et que ce régime avait communiqué à la population ouvrière une santé et une vigueur qui tournaient au profit de la manufacture elle-même. On ne saurait donner trop de publicité à ces nobles exemples : ils sont l’espoir de l’avenir.