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elle suppose que l’ouvrier est garanti par la concurrence des maîtres, comme les maîtres par la concurrence que se font les ouvriers. Tel homme qui consent à guider la charrue dans son village pour 2 francs par jour sait du moins ce que représente cette somme, et a la ressource de quitter son maître, s’il est mécontent de lui. Une colonie à peine éclose offre un milieu bien différent. L’ouvrier sait-il si la somme qu’on lui promet correspond aux nécessités de la vie ? Isolé dans un pays sans communications, que deviendra-t-il si son maître ne remplit pas ses engagemens, si l’entreprise échoue ? Un salaire élevé en apparence, en supposant que les propriétaires algériens pussent l’offrir, attirera quelques prolétaires déclassés et sans ressources ; mais il ne déterminera pas un mouvement normal d’émigration. Ce qu’il faut pour coloniser, ce sont des familles, et le chef de famille qui consent à s’expatrier exige des avantages évidens et solidement garantis.

Notre but, en exposant toutes ces difficultés, est de montrer par quel chemin nous avons été conduit à proposer une sorte de charte industrielle applicable à l’Algérie. Il a été démontré pour nous qu’un bon plan d’exploitation, uni à un bon règlement de travail, était absolument nécessaire pour équilibrer les droits du capitaliste et de l’ouvrier, et assurer la continuité de l’œuvre en intéressant les familles laborieuses au succès ; il nous a semblé que de grandes compagnies, opérant, comme celles qui ont fondé les chemins de fer, sous le contrôle du gouvernement et de l’opinion publique, pouvaient seules réaliser ces diverses conditions, du moins au début de la colonie. Ce n’est pas une association que nous proposons, car tout contrat social suppose égalité de droits entre les engagés : nous ne spéculons pas sur les économies de la vie commune. La liberté de l’industrie (pourvu que ce ne soit pas cette liberté menteuse qui consacre la tyrannie du coffre-fort), la liberté du citoyen, le libre essor de ses facultés dans le sanctuaire de la famille, sont des principes qu’il ne faut pas plus sacrifier en Afrique qu’en France. Dans notre conception, l’ouvrier doit rester aussi libre envers la compagnie que la compagnie envers l’ouvrier. Chaque famille vivra isolément, selon son caprice et ses moyens, sous la responsabilité de sa conduite. Nous tenons même à conserver, comme formule de cette liberté, le salariat pur et simple : la seule modification à introduire dans le but d’assurer le concours sincère et durable des travailleurs est de pondérer la rémunération de manière à ce qu’elle représente une existence abondante et facile pour le présent, et la perspective d’un avantage pour l’avenir. En conséquence, nous décomposons la solde en deux parts : 1° un salaire fixe, à la journée ou à la tâche, tarifé en proportion du prix des objets de consommation, clause impraticable dans l’industrie européenne, mais qui, au contraire, deviendra en Afrique une source de bénéfices, ainsi que nous le démontrerons