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aura satisfait, pour sa part contributive, aux nécessités d’une bonne et solide colonisation. Il est évident que cette manière de procéder doit être appropriée, par des calculs spéciaux, aux divers genres de culture dont le pays est susceptible. Le succès de chaque industrie spéciale fera éclore vingt groupes sur le même type, de même qu’on voit en France vingt fabriques se monter à l’exemple d’une première qui a réussi. Ce mouvement créateur ne s’arrêtera dans chaque spécialité que lorsque l’avilissement du prix de la marchandise démontrera que le débouché est saturé. C’est par la multiplication naturelle de ces groupes que s’accomplira le phénomène du peuplement. Les vrais capitalistes ne mettent pas à la loterie ; ils font des avances sur les affaires dont les chiffres exacts déterminent leurs convictions. Outre l’avantage de fournir des aperçus positifs, la spécialisation des cultures assure à chaque entreprise une classe spéciale de protecteurs. Il n’est pas douteux que les chefs d’industrie qui opèrent sur la soie, le lin, le coton, les fers, les essences oléagineuses, commanditeraient volontiers des entreprises destinées à multiplier la matière sur laquelle repose leur existence commerciale, si d’ailleurs le placement leur paraissait suffisamment assuré. La certitude du débouché est donc, de toutes manières, la garantie de l’opération.

Intéressé au succès des premières expériences, le gouvernement devrait y contribuer, non pas par des subventions directes, mais par un ensemble de mesures tutélaires. L’emplacement choisi par une compagnie lui serait concédé gratuitement, s’il faisait partie du domaine disponible. On mettrait autant que possible le nouveau village sous la protection d’un poste, ou bien on établirait dans le voisinage un camp agricole, si le système militaire était mis à l’essai. On faciliterait le recrutement des ouvriers et leur passage en Afrique, on multiplierait les moyens de communication ; mais, en retour de ces avantages, le gouvernement dicterait le règlement le plus conforme aux nécessités de la colonisation. Pour que l’Algérie fût peuplée, il exigerait que la part du travail fût loyalement faite, dans le double intérêt des ouvriers et des exploitans eux-mêmes. Pour que l’Algérie fût défendue, il surveillerait le choix des ouvriers-colons et introduirait dans le régime industriel quelque chose de la discipline militaire. Pour que l’Algérie n’épuisât plus la France, on poserait en principe que toute entreprise en état de distribuer des dividendes doit contribuer aux frais généraux de la colonisation.

De telles clauses éclairciraient la foule des demandeurs de concessions. Serait-ce un malheur pour l’Algérie ? serait-ce un malheur pour eux-mêmes ? Nous ne le croyons pas[1]. Les colonisateurs sans argent et

  1. On fait sommer haut le chiffre total des capitaux possédés par les solliciteurs de concessions. Non-seulement il faut rabattre de ces promesses, mais il faut savoir à quelles conditions ce capital se présente : il est d’une extrême importance que les chambres et le public soient éclairés à ce sujet. Si, comme il est probable, les 20 millions qui s’offrent sollicitent une étendue de territoire dont la bonne exploitation exigerait un capital trois fois plus fort, il y a pour l’Algérie un danger plutôt qu’un avantage. Par exemple, dans une brochure récemment publiée par M. de Raousset-Boulbon, l’un des principaux propriétaires de l’Algérie, on demande que la règle des concessions soit l’établissement d’une famille de métayers, avec un chétif mobilier, 4 bœufs et 15 bêtes ovines par 25 hectares Que l’auteur établisse exactement le compte des journées de travail, le budget de la famille en dépenses et recettes, et il verra si les fruits partagés pourront faire vivre les ouvriers et payer au propriétaire la rente du capital engagé. M. de Raousset déclare qu’en vertu de son programme, un possesseur de 500 hectares, engageant 120,000 fr., réaliserait au bout de cinq ans une valeur de 400,000 francs. Il est possible qu’avec un simulacre de culture, on parvienne à reporter sur les champs le genre de spéculation qui a existé sur les propriétés urbaines, et qu’il y ait encore de grands bénéfices à réaliser pour les gens qui savent vendre et acheter à propos ; mais une exploitation misérable, comme celle qu’on propose, n’enfanterait dans les champs africains qu’une sorte de sauvagerie. Il est bon de rappeler aux colons ce que Mathieu de Dombasle, d’accord avec les plus célèbres agronomes, pensait du métayage : « L’influence du bail à partage de fruits est tellement désastreuse par la nature même du contrat, que s’il était possible que cet usage s’introduisît dans les Flandres ou dans l’Alsace, il est hors de doute que les terres de ces riches provinces seraient, dans un court espace de temps, réduites, sous le rapport de la valeur vénale, au niveau des parties les plus mal cultivées du Berry ou du Poitou. » Les propriétaires algériens, et notamment M. de Raousset, qui a fait preuve de dévouement en Algérie, auront à voir s’ils veulent, par le métayage, assimiler les champs africains à ceux de la Sologne.