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termes, la proposition cesse d’être inacceptable, pourvu toutefois que l’auteur consente à démontrer, autrement que par de vagues assertions, que les colonies militaires réunissent les conditions économiques du succès[1]. Les efforts de M. le général de Lamoricière pour ouvrir

  1. Dans le nombre des lettres qu’on nous a fait l’honneur de nous adresser à l’occasion de notre précédent article sur l’Algérie, il en est une qui a pour auteur un officier de l’armée d’Afrique, partisan déclaré de la colonisation militaire, et en position d’être parfaitement bien informé. Nous regrettons que l’étendue de cette lettre ne nous permette pas de la reproduire tout entière ; nous considérons toutefois comme un devoir de loyauté de transcrire ici les passages qui ont le caractère d’une rectification de faits :
    « … Vous dites que les colonies militaires de Fouka, de Mered, de Mahelma, ont échoué ; vous tirez cette conclusion de ce qu’elles ont été réunies à l’administration civile. C’est là, monsieur, une erreur de fait. Le village de Foutra a bien moins réussi que les deux autres, parce que l’espèce d’hommes était moins bonne : ils sortaient de la légion étrangère. Cependant ce village est aujourd’hui hors d’affaire ; il n’est pas riche, mais il subsiste. Dans la visite que M. le maréchal vient de faire, les colons civils l’ont accablé de demandes de secours, qu’il leur a accordés dans la mesure de ses moyens. Dans le village de Fouka, il n’y a eu que trois demandes ; dans celui de Mahelma, deux ; dans celui de Mered, aucune. Sur 66 militaires placés dans ce village, 62 y sont encore, 42 sont mariés et ont des enfans, les 20 autres ne tarderont pas à se marier. Le maréchal a constaté que plusieurs d’entre eux avaient déjà 8, 10 et 12,000 francs en mobilier agricole ou en récoltes. Plusieurs, que nous n’avions pas logés d’abord, ont construit des maisons très saines et très commodes…
    « Vous attendez le succès d’un petit nombre d’entreprises bien constituées et manœuvrant avec un gros capital ; eh bien ! je prétends que les villages militaires seront des entreprises bien constituées et appuyées sur un gros capital, écus et bras. Supposons un village de 100 familles. L’état fait pour chacune une dépense de 3,000 francs.
    Total pour les 100 familles : 300,000 fr.
    Leurs camarades leur donnent 1,200 journées de main-d’œuvre à 35 cent. ; la plus-value est pour chaque famille d’au moins 1,500, francs. Ci pour les 100 familles : 150,000
    Les bras de chacun de ces colons et de leur famille valent au moins 600 francs : 60, 000
    Les 9,000 colons militaires-inscrits, sur les registres ont en moyenne plus de 1,000 francs à eux, ce qui fait pour les 100 familles : 100,000
    Total : 610,000, fr.
    « Voilà effectivement 610,000 francs de capital appliqués à 1,000 hectares. Croyez-vous qu’il y ait beaucoup de capitalistes qui emploieront plus de capitaux sur une pareille surface ?… Une seule incertitude reste dans mon esprit : c’est de savoir si les colons militaires trouveraient aisément des femmes et en nombre suffisant. Du reste, je ne m’inquiète pas de leur établissement et de leur production, puisque, dans ce moment même, nous faisons réussir, à grand’ peine il est vrai, des populations très mal composées physiquement et moralement. »
    Cet extrait, provoquerait, ainsi que le reste de la lettre, une longue discussion : nous nous permettrons une seule remarque sur la manière dont le chiffre du capital vient d’être établi. Si l’auteur de la lettre avait eu sous les yeux, comme nous, la brochure de M. le duc d’Isly, il aurait vu, 1° que, les soldats-colons étant nourris et payés sur les 300,000 francs fournis par l’état, il n’y a pas lieu à estimer séparément la valeur de leur travail : c’est une première réduction de 60,000 francs. – 2° Le projet du maréchal, article 12 du compte de dépense, évalue le travail des ouvriers militaires pour leurs camarades à 600 et non pas à 1,200 journées par famille à établir : c’est donc 750 francs au lieu de 1,500 francs en main-d’œuvre ; seconde réduction de 75,000 francs sur le chiffre du capital. – 3° On ne peut pas évaluer par une moyenne l’apport des colons, puisque chacun d’eux doit travailler à son compte : il est évident que ceux qui n’apporteront que peu de chose ou rien seront dans l’impuissance de se soutenir. – 4° Le maréchal prélève sur la subvention de 3,000 francs par famille une somme de 500 francs 42 cent. pour les vivres du mari et de la femme pendant dix-huit mois : c’est environ 57 cent. et demi par tête et par jour. Malgré l’économie du régime militaire, il ne nous semble pas qu’une consommation de 12 sous par jour soit une perspective bien séduisante pour les femmes appelées en Afrique. Au surplus, l’auteur de l’Algérie et l’Opinion, récent opuscule dans lequel la colonisation militaire est défendue avec beaucoup de verve et d’esprit, annonce un mémoire dans lequel les moyens d’établissement et d’exploitation des camps agricoles seront rigoureusement exposés. Il faut attendre cette publication pour asseoir un jugement, définitif sur la vitalité des colonies militaires.