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la peinture la plus vigoureuse des mœurs de notre époque ; il a réalisé ce qu’avait entrepris un homme d’un esprit aimable et superficiel. Nous devons à M. de Jouy quelques croquis piquans, quelques pages d’une observation ingénieuse et légère. Venant après lui, M. de Balzac nous a donné des tableaux énergiquement composés, chauds de couleur, qui frappent le regard et laissent à l’imagination, quand celle-ci n’est qu’à moitié séduite ou même lorsqu’elle est choquée, un opiniâtre souvenir. Il est un autre peintre de mœurs auquel nous songeons ici naturellement, parce que, dans une autre carrière et par d’autres procédés, il a conquis une renommée au moins aussi retentissante que elle de M. de Balzac : nous voulons parler de M. Scribe. Non-seulement ces deux peintres sont séparés par la différence des genres, mais, jamais artistes ne furent plus opposés l’un à l’autre par la nature de leurs qualités. Chez l’auteur d’Eugénie Grandet, la pensée et l’action ne se déduisent que laborieusement ; l’auteur de Bertrand et Raton a l’allure vive et dégagée. Le premier appuie, enfonce ; le second glisse et court. L’un n’arrive à s’emparer du lecteur qu’après des évolutions patiemment conduites ; l’autre obtient les effets les plus heureux et les plus prompts par des situations plutôt indiquées qu’approfondies, et, au moment où il pourrait nous émouvoir vivement, il s’arrête, tant il a peur de nous fatiguer ! C’est par ces moyens contraires que, dans les deux grandes arènes du roman et du théâtre, M. de Balzac et M. Scribe sont devenus les traducteurs populaires de nos mœurs ce sont eux qui sont surtout en possession de satisfaire sur notre compte la curiosité européenne.

De nos jours, ni l’imagination ni le talent ne font défaut aux écrivains pour comprendre et pour peindre la société française, mais trop souvent à côté de ces dons brillans on cherche en vain le goût et l’indépendance morale. Nous conviendrons volontiers qu’au XIXe siècle il est aussi difficile d’avoir du goût qu’il était naturel d’en avoir au XVIIe. Une société où tout est confondu, rangs, croyances, idées et principes, n’est pas favorable à l’ordre dans la littérature et dans l’art, et l’ordre est une partie nécessaire du beau et du bon. D’un autre côté, pour écrire sous l’inspiration d’un goût sûr dont la délicatesse ne soit pas une cause de stérilité, il faut à l’esprit du calme et du loisir. Or, l’esprit peut-il choisir et peser les élémens d’une composition durable, quand il est la proie des exigences fiévreuses d’une improvisation dont déjà les produits sont escomptés ? Si, chez les écrivains, la patience du travail est rare, le courage de l’intelligence est-il plus commun ? Dans le désir qui l’anime de devenir promptement populaire, le romancier, oubliant que l’art doit à tous bonne justice, travestit ses fictions et ses récits en d’ardens manifestes qui caressent et enflamment des passions perverses.