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plus distingués sur la pente fatale de l’exagération, l’impatience de produire, la témérité et les hasards de l’improvisation, la faiblesse du jugement que l’imagination égare et opprime. Nos artistes les mieux doués tombent de bonne foi dans les excès de la force, et ils grossissent les objets démesurément. Sans doute l’atmosphère qui les enveloppe, le milieu dans lequel ils vivent, leur inspirent cette disposition ; mais je voudrais les voir réagir, reprendre le dessus, et, sans rompre avec leur épique, lui faire sentir leur ascendant au lieu d’en subir la loi. Par malheur, dans les régions de l’art et de la pensée, notre siècle, comme ailleurs, n’a guère que des courtisans. Comment s’étonner qu’il n’ait pas beaucoup de respect même pour les plus brillans de ses flatteurs ? Où trouve-t-il cette sérénité calme du génie qui, tout en travaillant pour la foule, la domine, la contredit, et finit par la subjuguer en la charmant ? C’est cependant lorsque cette tranquille fierté règne dans l’ame et dans l’imagination de l’artiste qu’il peut seulement transformer, idéaliser ce que la réalité lui fournit. C’est avec cette légitime assurance que Machiavel créa le Prince et Molière Alceste : types immortels, parce qu’en prenant pour point de départ tel personnage, Machiavel et Molière se sont élevés à la vérité générale, à la vérité de tous les temps.

Nous eussions voulu n’avoir pas à sortir de notre siècle pour citer d’illustres exemples, heureux si nous eussions pu signaler chez un de nos contemporains ces qualités du génie qui, d’accord avec lui même par l’harmonie qu’il a su établir entre tous ses mouvemens, apprécie les acteurs de la vie humaine avec une équitable profondeur, domine la scène et nous en fait une peinture d’autant plus fidèle qu’il la transforme par la puissance de l’invention. Néanmoins, si la satisfaction sans égale, la joie pure que donnent le beau et le vrai élevés à de grandes proportions, nous manquent, nous trouvons un dédommagement, dont nous n’aurons garde de ne pas tenir compte, dans les efforts et dans les productions d’un talent qui a une incontestable vigueur. Personne n’ignore qu’avant le commencement de sa juste célébrité, M. de Balzac a, sous divers pseudonymes, publié de nombreux volumes. Nous ne rappelons ces débuts pénibles et obscurs que pour constater sur-le-champ le caractère principal de la manière de M. de Balzac : ce caractère, c’est l’effort. Jamais écrivain n’eut plus à lutter, à se débattre au milieu du chaos de son esprit. La lumière a brillé tard, et, dans les meilleures œuvres de l’écrivain, elle est encore souvent offusquée par d’opiniâtres ténèbres. Singulière et perpétuelle alternative de force et d’impuissance ! Tantôt le travail triomphe, et trouve sa récompense dans des résultats excellens, dans de remarquables effets, dans un succès populaire et mérité ; tantôt la nature rebelle de l’artiste résiste à tous