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sur la ferme sagesse, sur l’esprit libéral des serviteurs que le sultan s’est aujourd’hui donnés, et l’on peut croire que Reschid-Pacha apportera dans ces difficiles négociations l’empressement et la sincérité qui les mèneront à bonne fin.

Il n’est pas hors de propos d’ajouter ici quelques détails, trop peu connus du public français, relativement à la situation toujours plus forte que la Russie se ménage en Perse. Les intérêts qu’elle rencontre et qu’elle froisse dans ces régions lointaines sont surtout, il est vrai, des intérêts anglais ; mais, puisque enfin le nom de la France y est aussi maintenant représenté, il faut bien étudier un peu le terrain sur lequel doit marcher notre diplomatie, les principales influences en face desquelles elle doit s’accréditer. À l’orient comme à l’occident, à Téhéran comme à Constantinople, la politique russe est toujours la même : diviser et s’imposer, multiplier le nombre de ses protégés, faire étalage de ses amitiés pour donner à toutes ses relations encore plus d’apparence et d’ampleur qu’elles n’ont réellement de consistance. Ce n’est pas trop dire, cependant, que de prétendre qu’en Perse la Russie est plus solidement assise qu’en Turquie même. Maîtresse de l’intérieur du pays jusqu’à l’Araxe, du littoral de la Caspienne jusqu’à Astarah, sur la frontière du Ghilan, elle s’est ainsi formé au sud du Caucase comme une tête de pont qui lui donne accès jusqu’au sein de l’empire. Les voies ne sont pas moins libres devant ses flottes. Le gouvernement persan n’a pas même une chaloupe sur la Caspienne ; le cabinet de Saint-Pétersbourg y tient des bâtimens de guerre en permanence, et huit ou neuf bateaux à vapeur font régulièrement en trois jours le service d’Astrakan à Asterabad ; enfin les Russes viennent encore d’obtenir des avantages qu’ils réclamaient depuis plus de deux ans, et que la Perse leur avait toujours refusés, affirmant qu’elle ne céderait qu’à la force ; ils ont ouvert des mines et cherchent du charbon sur les côtes de Ghilan et de Mazanderan. Ils remettent ainsi le pied dans les provinces autrefois conquises par Pierre-le-Grand, et peu s’en faut maintenant que la Caspienne ne soit tout-à-fait un lac moscovite.

Les traités passés entre la Perse et la Russie, en 1814 et en 1828, ont consacré l’infériorité de la puissance anglaise à la cour de Téhéran ; l’Angleterre elle-même semblait alors abandonner la Perse à la prépondérance d’une domination rivale. Depuis, elle avait voulu balancer cette domination si dangereuse pour elle, en s’installant au sud sur les côtes du Farsistan, comme la Russie s’installait au nord sur celles du Ghilan. Elle avait fait des dépenses considérables à l’île de Karak, dans le golfe Persique de là elle pouvait observer l’embouchure du Schat-el-Arab et prendre terre assez vite à la pointe de Buschir ; mais, si l’on eût eu à pénétrer ensuite dans l’intérieur, il eût fallu franchir des défilés qui auraient arrêté un corps d’invasion bien plus long-temps qu’il n’était besoin pour permettre aux Russes de prendre toutes les positions à leur convenance. On a donc renoncé à l’occupation de Karak, et l’influence moscovite s’étend désormais sans contre-poids. Le consul russe à Tauris joue plutôt le rôle d’un vice-roi en pays conquis que celui de représentant d’une nation étrangère. Logé pendant l’été, avec sa suite et sa chancellerie, dans un camp d’une trentaine de tentes, à deux lieues de la ville, toutes les fois qu’il se rend à sa résidence officielle, il est entouré d’un cortège immense de supplians et de solliciteurs ; ses officiers déploient une pompe extraordinaire, et les moindres scribes de la légation russe ne marchent jamais sans un grand train. Le gouverneur de Tauris,