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ignore la mort d’Alceste, et pourtant, par une finesse de l’esprit grec, qui ne sert ici qu’à embarrasser, il sait, car il le dit en propres termes, qu’elle a consenti à mourir pour son mari. L’esprit grec, cet esprit si aimable et qui s’aimait tant, ne pouvant se jouer à l’aise dans la tragédie, faute d’une action assez intriguée, se glisse partout où il peut, comme les fioritures dans la musique italienne. Dès que l’action ou le sentiment fait défaut, aussitôt ce sont de longues suites de maximes subtiles et de reparties pointilleuses, presque par manière d’intermède. Ici cet esprit se gêne lui-même gratuitement et à plaisir. Il suppose apparemment que le brave fils d’Alcmène ne devine pas aisément. Admète dissimule sa douleur. Affliger son hôte, ce serait violer les devoirs de l’hospitalité ! Hercule se retire dans la salle voisine, consacrée aux hôtes, et se met à table ; on lui sert le repas dû aux étrangers : « Fermez cette porte, dit Admète aux esclaves, il ne convient pas d’attrister nos hôtes par des larmes. Qu’à tous mes maux ne se joigne pas ce nouveau malheur, d’entendre appeler inhospitalière la maison d’Admète. » Hercule, qui ignore le malheur de son hôte et qui sait pourtant qu’on célèbre des funérailles, « prend en main une coupe entourée de lierre ; il boit le jus noir de la vigne jusqu’à ce que la flamme du vin l’ait tout échauffé ; il couronne sa tête de branches de myrte et hurle des chants grossiers. » - « Égaie-toi, dit Hercule à l’esclave, qu’il voit triste et morne auprès de lui. Pourquoi ces sourcils froncés ? ce visage farouche ? Viens ici, je veux te rendre sage… Livre-toi à la joie, au plaisir de boire… Honore aussi Vénus, c’est une aimable déesse. » Cela rappelle la morale que fait aux Perses, dans Eschyle, l’ombre de Darius. L’esclave répond à Hercule d’une manière embarrassée ; Hercule voit enfin qu’on l’a trompé, et que c’est Alceste qui est morte. « Quoi ! s’écrie-t-il plein de douleur ; j’ai bu dans la maison de mon hôte, quand il était si malheureux ? Je me suis livré aux joies du festin, j’ai couronné ma tête de fleurs ! C’est ta faute de ne m’avoir rien dit. Où est sa sépulture ? où dois-je aller pour la trouver ? Allons, mon cœur, c’est le moment de montrer quel fils la Tirynthienne Alcmène a donné à Jupiter ! » Et il part pour ravir Alceste au génie de la mort, qu’il espère trouver près du tombeau, buvant le sang des victimes.

C’est là cette scène si singulièrement travestie par Voltaire[1]. « Elle ne serait pas, dit-il, supportée aujourd’hui sur le théâtre de la foire. » Mais cela n’empêche pas que ce contraste de la joie d’Hercule avec la douleur d’Admète et de ses esclaves n’égale tout ce que l’art dramatique a créé de plus intéressant. On a remarqué que les plaisanteries des musiciens dans Roméo et Juliette, des fossoyeurs dans Hamlet, ne produisent pas un plus puissant effet. Hercule revient bientôt, et voici une scène dont l’exécution, il faut l’avouer, est d’une coquetterie toute moderne. Il ramène une femme voilée. Il s’approche de son hôte : « Avec un ami, Admète, on doit montrer plus de franchise. Tu ne m’as pas dit que c’était le corps de ta femme qu’on venait d’inhumer. J’ai couronné ma tête, j’ai fait des libations aux dieux dans une maison où régnait la désolation. Je me plains de toi… Mais voici une femme qu’il te faut recevoir ici, » ajoute-t-il en montrant la femme voilée. Admète refuse ; Hercule lèvre le voile qui couvre cette femme ; c’est Alceste mais à demi endormie. Il a livré combat à la Mort, il lui a enlevé sa proie ; mais Alceste ne parlera pas avant d’être purifiée de sa consécration aux

  1. Dictionnaire philosophique, Anciens et Modernes.