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Des vieillards se répandent devant le palais, émus du dévouement et de la mort d’Alceste ; ils s’interrogent avec anxiété : « Est-elle déjà morte ? — Non, sans doute, car la maison est silencieuse ; on n’entend pas retentir les cris funèbres et les coups dont les jeunes femmes meurtrissent leur sein. On ne voit pas devant la porte les signes ordinaires du deuil, l’eau lustrale et les chevelures coupées. » Une esclave sort : Alceste va mourir. Après avoir lavé son beau corps dans une eau courante, elle a pris dans un coffre de cèdre ses plus riches vêtemens, et s’est parée pour ce moment suprême ; puis, se jetant devant le foyer où Vesta est présente : « O déesse ! ô ma souveraine ! a-t-elle dit, je descends sous la terre. Je me prosterne devant toi pour te faire ma dernière prière ; mes enfans n’ont plus de mère, protége-les : donne à l’un une épouse bien-aimée, à l’autre un noble époux. Qu’ils ne meurent pas avant le temps comme leur mère, mais qu’ils épuisent heureusement sur la terre natale toute la mesure de leurs jours ! » Elle s’approche des autels, et les entoure de myrtes et de verdure ; puis elle se jette sur le lit nuptial, ce lit où celui pour qui elle va mourir dénoua sa ceinture virginale. « Peut-être une autre femme te possédera, dit-elle, non pas plus chaste, mais plus heureuse ! » Ensuite se rencontre ce passage d’une mélancolie si gracieuse et si pénétrante, que Racine admire avec tant d’émotion et de naïveté, « où l’on dépeint Alceste mourante au milieu de ses deux petits enfans, qui la tirent en pleurant par la robe et qu’elle prend dans ses bras, l’un après l’autre, pour les baiser. » Elle a fait ses adieux même aux plus humbles esclaves.

Ainsi annoncée (artifice employé surtout par Euripide), Alceste arrive enfin sur la scène ; elle est soutenue par Admète : « Soleil, splendeur du jour, nuages du ciel qu’emportent les vents rapides !… » Ce sont ses premières paroles. Cet adieu à la nature, à la douce lumière du ciel, est ce qu’il y a pour les personnages du théâtre grec de plus douloureux. Antigone, Iphigénie, Polyxène, disent aussi cet adieu suprême à la beauté de leur ciel. Qu’y pouvons-nous comprendre, nous, sous un ciel froid et pluvieux ? — Werther rencontre Charlotte au mois de mai : dès le milieu de l’été, il sait que son amour est sans espoir ; mais c’est seulement à la fin de décembre qu’il se décide à mourir. « Des nuages, un épais brouillard, cachent le soleil, » dit-il dans sa dernière lettre ; et cette tristesse de la nature doit l’aider dans son désespoir. — À ce regret de la nature s’ajoutent dans le cœur d’Alceste la douleur de quitter ses enfans, son mari pour qui elle se dévoue, et la crainte d’être un jour oubliée de lui. Admète, désespéré, la supplie de se ranimer, de se soutenir. Cette tendresse d’un homme pour une femme ne se trouve pas dans Eschyle, et n’est qu’à peine indiquée dans Sophocle par le personnage d’Hémon. C’en est ici vraiment le premier mot : « Hélas ! que ferai-je sans toi !… Emmène-moi avec toi ; au nom des dieux ! emmène-moi aux enfers, ne m’abandonne pas, n’abandonne pas tes enfans ! » Elle meurt. Son jeune fils Eumelus se jette sur elle (les enfans introduits sur la scène tragique, autre innovation d’Euripide) : « Malheur ! ma mère est morte ! Mon père, elle ne voit plus le soleil, elle m’abandonne ! Vois, vois sa paupière, ses mains pendantes. Ecoute-moi, ma mère ! écoute-moi, je t’en supplie ! c’est moi, c’est moi, ma mère ! c’est moi qui t’appelle, ton petit enfant qui tombe sur tes lèvres ! — Elle ne t’entend plus, elle ne te voit plus, s’écrie Admète. — Mon père, me voilà seul ; ô ma petite sœur, aussi malheureuse que moi !… » Quelle simplicité ! quelle émotion !

Hercule survient (Apollon a fait pressentir son arrivée dans le prologue). Il