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simple, il n’en est même pas fait mention dans ce petit ouvrage. Au reste, ni l’une ni l’autre de ces deux unités n’est observée dans le théâtre grec, que le nôtre croyait imiter : l’Orestie d’Eschyle, l’Ajax de Sophocle, l’Andromaque d’Euripide, entre autres, auraient dû en convaincre nos tragiques. Quant à l’unité d’action, la seule nécessaire, encore est-il que le théâtre grec et l’auteur de la Poétique l’entendaient d’une tout autre manière que la tragédie moderne. Autour d’une idée principale ils groupaient plusieurs incidens qui ne se tenaient pas nécessairement entre eux, mais qui se rattachaient à cette idée. Nos tragiques ne se contentèrent pas d’une unité si large : suivant Corneille lui-même, le Cid pèche contre l’unité d’action, parce que l’incident de l’arrivée des Maures, à la fin du troisième acte, n’est pas préparé dans l’exposition ; Horace de même, par l’incident du meurtre de Camille : de sorte que, sur ce point où il semble que tous les systèmes dramatiques doivent s’accorder, savoir, l’unité d’action, celui du XVIIe siècle diffère encore profondément de celui des Grecs. Leur procédé de composition était épisodique ; le nôtre est, pour ainsi dire, périodique. L’action, chez nous, au lieu de se développer par des incidens successifs qui ne sortent pas les uns des autres et qui ne se lient point nécessairement, doit se poser dès le commencement avec tous ses élémens dans ce qu’on appelle l’exposition, puis les dérouler peu à peu dans un cercle circonscrit, les nouer et les dénouer. Pas un incident qui ne doive être contenu dans cette exposition, comme dans un germe, duquel tous ensemble doivent sortir et s’épanouir en même temps. Cette voie d’enveloppement et de développement, d’enroulement et de déroulement, est ce que nous appelons le procédé périodique.

C’est ainsi que cette tragédie arbitraire se constitue arbitrairement, et que ce système artificiel, cherchant sa base hors de soi-même, la prend dans le vide. Le système des Grecs, dont nous n’avons point dissimulé les procédés élémentaires, l’inexpérience et le décousu même, est plus vivant cent fois que celui-ci, qui, constitué plus régulièrement en apparence, semblerait l’être plus fortement, mais qui ne fait que simuler l’ordre vivant par la symétrie abstraite. Il a fallu toute la vigueur de deux grands poètes pour créer des œuvres viables dans ces conditions de mort. Dans ce système inanimé, leur génie s’est trouvé mal à l’aise, mais il l’a fait mouvoir. Aussi faut-il proclamer d’autant plus haut ce génie, que le système dans lequel ils se sont trouvés emprisonnés est plus absurde et plus faux ; aussi faut-il admirer d’autant plus leurs œuvres, qu’ils les ont produites dans des conditions plus ingrates. Néanmoins ces œuvres portent nécessairement la marque du système : il est abstrait, elles sont abstraites. Nous parlons en général. Elles représentent seulement certains côtés de la vie, les plus nobles et les plus élevés sans doute, les plus intéressans par conséquent ; mais enfin, ce n’est pas la vie tout entière. Par un certain spiritualisme, ces poètes, confondant la morale dramatique avec la morale absolue, sacrifièrent le réel à l’idéal. Ceci vaut la peine d’être expliqué.

Si nous prenons la raison et la passion comme les deux pôles de l’ame humaine, l’idéal, suivant la morale absolue, est de se rapprocher le plus possible du premier ; mais nous croyons que l’idéal suivant la morale dramatique est de se rapprocher plus souvent du second. Regardez en effet : d’un côté, la raison, qui se fait gloire de commander à la sensibilité et à la douleur ; de l’autre, la passion, qui foule aux pieds le devoir, mais qui, par ses ardeurs et ses gémissemens,