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La tragédie implexe, quoiqu’elle ne mérite guère mieux ce nom, parait dans Sophocle. Chez ce poète, le chœur cesse d’être le premier personnage de la pièce, et l’épisode devient le principal, c’est-à-dire que, le chœur occupant moins de place, l’action en prend davantage, ou réciproquement. Les caractères, marqués dans Eschyle de quelques traits profonds, mais rares, tels que les donnait la légende, vont, dans Sophocle, se dessiner, se proportionner, notamment par des contrastes (Antigone et Ismène, Électre et Chrysothémis). Quelques péripéties vont les mettre en lumière en les soumettant à des épreuves vives et soudaines ; car, non contens de se succéder, les épisodes se croisent et les situations se nouent. On verra enfin deux acteurs principaux, trois au besoin, parler ensemble : OEdipe et Jocaste échangeront leurs confidences terribles. L’action, malgré tout cela, est très simple et très élémentaire encore, et elle le sera toujours. C’est le caractère du théâtre grec.

Euripide imagine quelques nouveautés, mais sans multiplier les incidens. Esprit souple et divers, dont l’originalité naturelle s’était développée par une éducation de toutes pièces ; tour à tour athlète, peintre, rhéteur avec Prodicus, philosophe avec Anaxagore, que d’impressions, que de souvenirs, que d’élémens à manier ! que de moyens d’exciter l’intérêt ! Et c’est ce qu’il voulut à tout prix ; mais, loin de compliquer l’action, il la serra beaucoup moins au contraire, et, s’il enrichit la tragédie, ce fut surtout par les détails. Aristophane l’appelle recouseur de lambeaux La vérité est que, aux poètes comme aux spectateurs de ce théâtre naissant, le fonds le plus mince paraissait riche. Une légende homérique, hésiodique ou autre (celle d’Alceste est thessalienne) sur quelque événement extraordinaire ou sur une mort funeste, c’en était assez pour défrayer une tragédie. Maintenant les deux ou trois idées principales que comporte ce fonds, retournées chacune deux ou trois fois, sous la forme chorique et sous la forme iambique ; puis quelques développemens du genre oratoire, autre genre nouveau qui commence à poindre dès Eschyle : en voilà certes plus qu’il n’en faut pour contenter l’esprit grec. Si donc sur tout cela on ajoute encore les maximes gnomiques, les définitions ingénieuses, les antithèses, les cliquetis de dialogues vers par vers, enfin toute l’escrime et tout l’éclat du style, ce sera le superflu avec le nécessaire ; les Athéniens n’auront rien à désirer de plus. Et cependant j’oublie encore la musique, les chants du chœur, l’appareil de ces costumes magnifiques par lesquels les chorèges captaient la faveur du peuple, les processions, les évolutions et les danses, toute la fête de Bacchus enfin, dont la tragédie n’était qu’une continuation, ou plutôt qu’un moment, qu’un détail.

En outre, c’était avec la plus grande liberté que les poètes travaillaient sur un fonds si simple. La composition était pour eux une sorte d’improvisation pleine de hasards. Ils saisissaient dans la légende quatre ou cinq momens, quelquefois moins, et, sans trop s’occuper de les lier entre eux, les fixaient un à un sous forme de tableaux ou de groupes successifs. Le chœur seul liait tout. L’unité de la tragédie grecque, de cette tragédie réellement épisodique, de nom et de fait, est toute dans le chœur. Sans le chœur, elle serait pleine de décousu et de lacunes. Le chœur avait été le germe du genre dramatique ; il en demeura le centre et l’unité. Euripide simplifia encore la composition, d’une part en introduisant des prologues qui racontaient d’avance toute la pièce ; de l’autre, en abusant de l’intervention des dieux dans ses dénoûmens. Sur dix-huit tragédies qui nous