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et qui les ruine. Enfin, comme nous venons de le voir, le romancier, dans son troisième récit, ne s’en prend pas seulement aux gens de loi, mais aux camaraderies universitaires, aux enfers élégans de Londres, à ces industries illicites qui escomptent par avance les patrimoines et dévorent l’avenir d’une jeunesse étourdie.

Comme contraste aux folies du jeune Edward Barrington, l’auteur a placé le caractère froid, réfléchi, calculateur, de son ami Shirley. Shirley, dont Edward s’attache à mériter la protection, tient à une famille à la fois riche et influente ; il sait à merveille le prix de ce double avantage dans un pays comme l’Angleterre, et pour rien au monde il ne gaspillerait ou sa richesse ou son crédit. Sa perspicacité ironique le met en garde contre les flatteries les mieux déguisées, et, dans toutes les transactions de la vie, il porte le même esprit d’égoïsme réfléchi, de prudence cuirassée. La coquette la plus habile n’a rien à gagner sur ce cœur impassible, que la fièvre du jeu ne fait pas battre plus vite. M. Liardet nous montre Shirley donnant audience à ses fournisseurs, et déjouant avec une merveilleuse adresse le savoir-faire mercantile de ces honnêtes tradesmen. Edward assiste, stupéfait, à ce débat dont il n’apprécie pas l’importance, et s’émerveille de voir que son opulent camarade ait perdu deux heures à obtenir une réduction de quelques livres sterling sur les notes d’un orfèvre et d’un tapissier.


« Pour vous, lui dit-il, et avec un aussi magnifique revenu que le vôtre, une aussi petite somme vaut-elle bien…

— Une petite somme ! interrompt Shirley… le 10 pour 100 de celle qui m’était réclamée !… Permettez-moi de vous dire que pareille différence sur la totalité de mes revenus équivaut à la haute paie de six capitaines, au traitement de quinze curés, à la moitié de ce que rapporte un de nos meilleurs doyennés… Une petite somme !… elle suffirait pour me placer à la tête d’une douzaine de sociétés charitables, et donner à mon nom le plus beau lustre moral et religieux. À ce prix, les missionnaires me canoniseraient et chanteraient dans leurs hymnes ma béatification méritoire. Pour la dixième partie de ces 60 livres sterling, l’Association de la Réforme me proclamerait un modèle du plus pur patriotisme, et le club de Canton[1] m’admettrait, à l’unanimité des suffrages, comme la fleur de l’opinion conservatrice et l’un des plus vigoureux défenseurs de la constitution. Demain, dans cette réunion où je dois vous conduire, prenez note des égards qui seront témoignés à Richard Shirley. Ce soir même, vous me verrez obtenir sans la moindre peine l’attention et les sourires de la beauté, tandis que plus d’un joli garçon, bien autrement séduisant, bien autrement brillant que moi, n’osera me les disputer… Et croyez-vous par hasard que j’ignore la raison de tous ces succès ? Non, certes. Je sais qu’ils reviennent à Richard Shirley pour les huit mille acres de bonne terre anglaise qu’il a le mérite de posséder, et pour l’héritage à

  1. Le club des tories.