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l’athée espagnol, que l’enchaînement providentiel de ses actions mauvaises ne pousse Gammon au suicide par lequel s’achève cette existence faussée et pleine d’angoisses.

Nous l’avons dit, ce n’est pas un scélérat vulgaire, endurci, irrévocablement perdu dans le lacis embrouillé de ses noires machinations. Son esprit est trop supérieur, son ambition est trop haute, pour qu’il s’absorbe ainsi dans de misérables complots. Gammon, avili par les moyens qu’il emploie et qu’il déteste, ne l’est point par le but auquel il aspire. Une singulière jalousie de sa dignité, un singulier souci de l’estime et de la considération publiques, ont survécu chez lui à l’irréprochable loyauté par laquelle il les aurait méritées. Ce parjure, ce faussaire, tranchons le mot, ce voleur est orgueilleux. Son ame, qu’il a contrainte à subir mille et mille souillures, est restée susceptible de généreuses émotions, et cet amour presque pur dont elle est encore capable atteste qu’il n’y avait pas en elle de dégradation native. Ainsi se relève et se distingue ce caractère à part sur lequel nous insistons, parce qu’en fait de vérité humaine et locale, de nuances fortes et tranchées, mais habilement et harmonieusement fondues, nous n’avons vu, parmi les créations du roman moderne, rien de plus exact, de plus vrai, de plus complet. Comparez-lui, par exemple, le galérien dont M. de Balzac se complaît à raconter les avatars miraculeux, et vous verrez pâlir la fantastique apparition près de l’image puissamment saisie et reproduite, la capricieuse et folle esquisse auprès d’une peinture sincère et solide. Celle-ci d’ailleurs a sur l’autre l’immense avantage de ne porter aucun trouble dans la conscience, de ne rien ôter aux principes éternels, aux croyances bienfaisantes. Elle ne dépouille pas le méchant de ses droits à la pitié ; elle sait même, jusqu’au dernier instant, et sans porter atteinte à la droiture de nos jugemens, nous intéresser aux douloureuses expiations du crime puni par lui-même. Et, — nous le demandons, — le talent n’est-il pas ainsi mieux employé, la cause de l’art n’est-elle pas mieux servie, que lorsqu’on met sa gloire à couronner de je ne sais quelle chimérique auréole le front ras et souillé d’un misérable forçat ?

Que dire des deux acolytes de Gammon, Quirk et Snap ? Comment faire sentir le mérite de deux figures si minutieusement composées ? Il faudrait montrer à l’œuvre ces deux vautours, d’âge et d’instincts différens. Le premier, blanchi dans cet affreux métier, engraissé de ruines humaines, glorieux de ses bons tours et de sa rouerie pratique, c’est le senior partner, le fondateur de cet office, de cette clientelle, maintenant exploités par les trois associés. Son front chauve et luisant, ses cheveux blancs, ses yeux noirs et sérieux, une certaine autorité dans ses manières, même vis-à-vis de Gammon, plus jeune et moins riche que lui, ne vous désignent-ils pas ce personnage ? Bien décidé à lui