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sont vaincus, expulsés de leur noble résidence, où vient régner ce ridicule courtaud de boutique, dont la mauvaise foi de trois procureurs a fait tout à coup un grand personnage, un opulent gentilhomme. Tittlebat-Titmouse, étourdi par cette fortune soudaine, use et abuse de ses DIX MILLE LIVRES STERLING DE RENTE[1]. Les artisans de sa fortune, qui le savent à leur discrétion, travaillent, pour leur compte, à le grandir. Ils veulent le voir siéger au parlement, et gagnent encore cette bataille à force de manœuvres, de corruptions, de tripotages électoraux. L’un d’eux cependant, Oily Gammon, follement épris de miss Aubrey, songe un moment à lui rendre la richesse dont il l’a dépouillée : qu’elle consente à devenir sa femme, et d’un seul mot il peut rejeter dans son néant originel le faux héritier qu’il en a tiré. Cette proposition qu’il ose adresser, en désespoir de cause et dans un paroxisme de passion, à la fière miss Aubrey est repoussée comme une insulte ; mais elle éveille à bon droit les soupçons. La famille dépossédée a de puissans amis. On cherche à découvrir le vice caché de la possession d’état que Titmouse a revendiquée avec tant d’audace et de bonheur. Voici recommençant sur nouveaux frais le combat où il a triomphé. De part et d’autre, la tactique la plus savante préside aux manœuvres : tout ce que les jurisconsultes les plus éminens peuvent inventer de stratagèmes, tout ce qu’ils peuvent trouver d’armes dans le vieil arsenal des tournois judiciaires, est tour à tour employé. C’est une campagne complète, dont il est impossible de ne pas suivre avec un intérêt profond, fasciné qu’on est par l’exactitude des détails stratégiques, les chances et les fortunes diverses. A la fin, le bon droit triomphe. Yatton, reconquis, rentre dans les mains de ses anciens possesseurs, et l’ignoble parvenu qui les en avait chassés voit crouler comme un piédestal d’argile, voit se dissiper comme une vision prestigieuse, son éphémère et factice élévation.

Autant cette donnée, ainsi réduite, pourra paraître simple, autant elle est compliquée lorsqu’on envisage les détails techniques qui lui donnent un si frappant caractère de réalité. La plupart des lecteurs apprécieront difficilement la patience qu’il a fallu pour rassembler ces détails, l’art et le tact qui rendent supportables et parfois très attachans ces récits de procédure, ces passes d’armes d’attorneys et de solicitors. Pour eux, le roman sera tout entier dans les infortunes de Charles Aubrey et de sa sœur, dans les amours de celle-ci et du jeune Delamère, dans la passion impérieuse qui déjoue les sinistres projets d’Oily Gammon. Pour nous, Gammon lui-même est le véritable héros de ce drame mixte qui ressemble à Othello et aux Plaideurs, le Satan de cette épopée qui rappelle à la fois le Paradis perdu et le Lutrin.

Adresse consommée, hypocrisie profonde, énergie à toute épreuve,

  1. C’est le titre même du roman.