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prends le XVIe siècle tout entier, non-seulement dans ses tentatives philosophiques, mais aussi dans ses agitations religieuses. Sans vouloir faire le théologien, je me permettrai de dire, au nom du bon sens, que Luther et Calvin, sur la question du libre arbitre et de la grace, ont certainement tort contre le concile de Trente. Je dirai de même que, sur le fond de la doctrine, Bruno avait tort contre Baronius et Bellarmin : je veux dire qu’autorité à part, la métaphysique chrétienne était plus raisonnable que la sienne ; mais qu’on ne se hâte pas trop de triompher de cet aveu contre le libre examen et les droits de la raison. Je prétends, au contraire, le faire servir à témoigner par un exemple éclatant combien la liberté est forte, combien ses droits sont légitimes, combien sa puissance est irrésistible. Oui, je le répète, Bruno, sur le fond des doctrines, s’est trompé, comme Luther et comme Calvin. Et cependant la réforme a triomphé ; la philosophie de la renaissance a triomphé aussi, car, à travers les cachots et les bûchers, elle a frayé la route à la victorieuse philosophie de Galilée, de Bacon et de Descartes. C’est que la réforme et la renaissance, à travers mille erreurs, poursuivaient un objet essentiellement légitime, savoir la rénovation du sentiment religieux et la conquête de la liberté philosophique. Je ne veux pas d’une religion, même la plus sainte, si on me l’impose ; je ne veux pas d’un système, même le plus vrai, si je ne puis le contredire. D’ailleurs, la vérité cesse d’être elle-même, si je ne sais pas qu’elle est la vérité. On aura beau faire, on ne mutilera pas l’homme, on ne lui persuadera pas d’abandonner la moitié de soi. Intelligent et libre, il ne lui suffit pas d’exercer son intelligence, il faut qu’il exerce sa liberté ; il ne lui suffit pas que la vérité lui soit offerte, il faut qu’il s’en empare et qu’elle soit sa conquête. La vérité absolue d’ailleurs est-elle dans le monde ? Ceux même qui le croient doivent reconnaître qu’au moins en un sens elle ne saurait jamais être complète. La vérité elle-même a donc besoin de la liberté, d’abord pour l’épurer et la maintenir, et puis pour l’accroître sans cesse. Si Bruno n’a pas toujours été un serviteur fidèle de la vérité, toujours du moins il l’a cherchée d’un cœur sincère ; toujours surtout il a été un amant passionné de sa grande sœur, la noble et sainte liberté. Dors en paix, infortuné génie, dans la tombe où le fanatisme t’a précipité vivant. Si le sentiment de l’harmonie universelle t’a quelquefois enivré, c’est un noble délire, et la postérité te le pardonnera. La gloire, que tu as si ardemment aimée, ne manquera pas à ton nom. Tes écrits, consacrés par tes malheurs, seront pieusement recueillis. Tu as vécu, tu as souffert, tu es mort pour la philosophie : elle protégera ta mémoire.

Émile Saisset.