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de panthéisme, bien que sa pensée paraisse souvent flotter de l’une à l’autre, sans jamais parvenir à se fixer.

Dans les deux cas, Bruno était panthéiste, et, à ce titre, il se montrait conséquent avec lui-même en attaquant le christianisme. Il avait pour cela les mêmes raisons que ses maîtres, Plotin, Porphyre, Produs, et ses aïeux plus récens, Amaury de Chartres et David de Dinant. Il y a, en effet, une opposition profonde entre le christianisme et le panthéisme. Tout l’effort du panthéisme est de fondre ensemble Dieu et la nature ; tout l’effort du christianisme est de les distinguer. Soutenir que le monde est consubstantiel à Dieu, c’est la plus grande hérésie peut-être où un chrétien puisse tomber, et cette consubstantialité est le fond même du panthéisme. Il n’y a pour les chrétiens que les trois personnes de la sainte Trinité qui soient coéternelles et consubstantielles. Elles forment au-dessus du monde, par-delà l’espace et le temps, une existence accomplie, une vie heureuse et parfaite, à laquelle l’être sert de fond, l’intelligence de lumière, l’amour de lien. Le monde n’a rien de nécessaire. Si Dieu le crée, c’est que sa bonté le lui conseille, c’est que sa libre volonté, dirigée par sa sagesse, réalise les inspirations de sa bonté ; c’est surtout que Dieu veut être aimé, et, comme dit l’Évangile, qu’il se complaît parmi les hommes. Aussi veut-il habiter au milieu d’eux. Il se fait homme ; mais, en enseignant ce mystère, le christianisme est si fermement attaché au principe de la distinction de Dieu et du monde, qu’au moment même où il proclame l’incarnation de Dieu, il ordonne de croire qu’au sein même du Christ, dans l’union mystérieuse de la personne divine et de la personne humaine, la distinction des natures n’est pas effacée. Bruno ne pouvait pas plus que les alexandrins accepter ce symbole d’une métaphysique dédaignée. Pour lui, Dieu sans le monde n’est qu’une abstraction vaine, et l’infini ne se réalise qu’en traversant la chaîne entière des existences possibles. Qui a raison ici, du christianisme ou du panthéisme ? Pour nous, la question n’est pas douteuse, et l’on peut dire que, douze siècles avant Bruno, la force des choses avait décidé souverainement la question, en faisant prévaloir sur le panthéisme d’Alexandrie la doctrine à la fois plus sensée et plus profonde qu’enseignait le christianisme.

Ici on m’arrêtera peut-être et on me dira : Quel est donc le sens de la philosophie du XVIe siècle ? À quoi bon cette levée de boucliers contre la doctrine de l’église ? Pourquoi cette résurrection doublement hostile du véritable Aristote et du platonisme corrompu d’Alexandrie ? Pourquoi cette sympathie que vous ne dissimulez pas pour l’entreprise de Giordano Bruno ? Je réponds qu’il s’agissait, au XVIe siècle, d’atteindre un but plus élevé que la substitution de telle ou telle doctrine à telle ou telle autre ; il s’agissait pour l’esprit humain de conquérir un bien qui n’a pas de supérieur, je parle de la liberté. Et c’est ainsi que je com-