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dans un mouvement et un cercle perpétuels, c’est encore une idée que Bruno emprunte à l’école néo-platonicienne. Qu’il ait puisé dans Raymond Lulle, dans Scott Érigène, dans Amaury de Chartres et David de Dinant, dans Nicolas de Cuss, plutôt qu’aux pures sources de l’antiquité, cela est possible ; mais c’est une raison de plus de reconnaître que son système manque de nouveauté en même temps que de simplicité, et qu’il faut en chercher la première origine, à travers une foule d’intermédiaires, dans l’école de Plotin.

Au surplus, je conviens volontiers que Bruno, en se faisant le disciple des alexandrins, adopte librement leur système. Il y a là tout à la fois un inconvénient et un avantage. Bruno assagit le plotinisme et en même temps il l’altère. On sait que l’unité de Plotin est une unité absolument inconcevable, qui, ne tenant par aucun lien à ce qui émane d’elle, ne conserve plus aucun rapport avec l’être ni avec la pensée ; de là, pour atteindre cette unité, l’intervention d’une puissance supérieure et contraire à la raison, l’extase. Bruno a la sagesse de confondre dans une seule et même nature l’être, le bien et l’unité. Par suite, il n’est pas obligé, pour s’élever jusqu’au principe suprême, de faire un saut brusque, de rompre avec la raison, de recourir à une extase impossible. Il suffit à la raison de prendre possession d’elle-même, de se dégager des sens, pour arriver à cet enthousiasme, à cette fureur héroïque qui fait atteindre le divin. Je ne pense pas que ce double correctif soit tout-à-fait analogue, ainsi que M. Bartholmess le conjecture, à celui que Proclus fit subir à la doctrine alexandrine[1]. Quoi qu’il en soit, si ce tempérament a ses avantages, il a aussi dans Bruno ses inconvéniens. Le système alexandrin en est profondément altéré. D’une des formes du panthéisme, nous quittons la plus élevée pour tomber dans celle qui est à la fois moins noble et plus périlleuse.

On peut distinguer, en effet, deux sortes de panthéisme : l’un qui, pénétré de l’insuffisance du fini, de la vanité des choses sensibles et de la vie humaine, cherche un asile au sein de Dieu, et ne voit plus dans le monde qu’un rêve et un fantôme : c’est le panthéisme mystique de Plotin, où tant de contemplatifs chrétiens ont incliné ; il y a un autre panthéisme, qui, frappé de la beauté de l’univers, fermement attaché à l’individualité et à la vie, ne voit en Dieu que le principe insaisissable des choses et concentre dans le monde visible la pensée et les affections de l’homme : c’est ce panthéisme, qui fut professé jadis avec éclat par les stoïciens, et dont se rapprochent chaque jour de plus en plus les derniers hégéliens. Bruno incline, il faut l’avouer, vers cette espèce

  1. Voir un remarquable chapitre de M. Jules Simon sur la différence de Plotin et de Proclus. Histoire de l’École d’Alexandrie, II, p. 404 et suiv. — Consultez aussi les savans ouvrages de M. Vacherot (Histoire critique, etc., tom. II, p, 235) et de M. Ravaisson, Essai sur la Métaph. d’Arist., tom. II, p. 503.