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change ; elle n’est plus dans le monde des sens ; transportée d’un divin délire et, comme dit Bruno, d’une héroïque fureur, elle s’unit étroitement à son principe[1].

Ce Dieu dont toute âme a le sentiment au fond d’elle-même, il faut renoncer à le décrire. On ne peut le saisir que dans ses manifestations ; en soi, il est absolument inaccessible. Décrire Dieu, c’est le déterminer, c’est lui assigner une grandeur. Or, Dieu est supérieur à toute détermination et à toute grandeur ; il est même, en un sens élevé, supérieur à l’essence et à l’être, superessentialis, supersubstantialis. Dire qu’il est l’infiniment grand, c’est le comparer encore. Il est sans doute l’infiniment grand, mais il est aussi l’infiniment petit ; il est l’identité de l’extrême grandeur et de l’extrême petitesse, du maximum et du minimum. En lui, toutes les extrémités des choses se touchent, toutes les oppositions se réconcilient. On pourrait, dit Bruno, le définir : l’absolue coïncidence[2]. Il est principe, fin et milieu ; il est le centre et la circonférence, sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part.

Dieu ne reste pas enfermé dans les profondeurs de son unité ; il se manifeste par l’intelligence, et son intelligence est une source de vie. Ainsi, sans cesser d’être un, Dieu devient triple. Il est d’abord l’unité, l’être, le bien, dernier fond des choses ; il est ensuite l’intelligence qui, enfermant les idées de tout, est déjà tout elle-même ; enfin il est l’activité absolue qui réalise les idées et remplit l’espace et le temps de ses manifestations. Unité, Intelligence, Activité, voilà la Trinité véritable.

L’activité absolue de Dieu, c’est la nature. La nature est distincte de Dieu, mais elle n’en est point séparée ; elle est sa fille unique, unigenita ; ce n’est plus Dieu en soi, c’est Dieu incarné, Dieu qui est toute chose et en toute chose, ogni cosa et in ogni cosa.

Puisqu’il y a une puissance absolue de tout faire, il faut qu’il y ait une disposition absolue à tout devenir. Aucun de ces deux principes ne saurait être antérieur à l’autre. Ils sont coéternels et consubstantiels, ou, pour mieux dire, ils sont les deux faces d’un seul et même principe. Différentes et même opposées dans ce monde fini et relatif, l’activité et la passivité, la forme et la matière, la puissance et l’actualité se confondent dans l’absolu. De ce principe où tout s’identifie, une logique éternelle déduit la série harmonieuse de toutes les idées et de toutes les existences. C’est ce que Bruno exprime par ces mots tant cités et tant admirés de M. Schelling : « Pour pénétrer les mystères les plus profonds de la nature, il ne faut point se lasser d’étudier les extrémités

  1. Gli eroici furori, passim.
  2. « Indifferentia omnium oppositorum. » - « Coïncidenza. » (De Min., p. 132 sq., cf. De la causa, principio, etc.)