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dit-il, et s’élançaient sur nous avec tant de fureur, que je croyais à chaque instant voir le vaisseau sombrer. » La seule chose qu’il éprouva fut un léger étourdissement, ce qui ne l’empêcha pas d’être le seul de tous les passagers qui put tenir tête au capitaine à table. Quant aux regrets que laisse la terre natale, il est probable que Mohan Lal n’en fut pas tout-à-fait exempt, si l’on en juge par ce qui lui arriva à Machad dans le Khorassan. Un Persan, charmé de sa personne et de ses bonnes manières, lui offrait sa fille avec une riche dot, s’il consentait à se fixer près de lui. « J’ai des parens, répondit le jeune Cachemirien, qui m’ont élevé avec peine, et dont je dois secourir la vieillesse. Pourrais-je être heureux, si l’amour de l’or ou de la beauté m’empêchait de remplir le devoir filial ? » Le vieillard lui saisit les mains en disant : « Gloire sur vos pensées ! » Toutefois l’invincible désir de voir et de connaître, attribut de la jeunesse des hommes et des peuples, le bonheur de braver le danger, espèce d’ivresse à laquelle on s’habitue et qui devient un besoin, entraînèrent Mohan Lal loin de sa patrie. C’est ce qu’il exprimait lui-même avec énergie au médecin anglais Macneill, qu’il avait rencontré à Turbat. Le docteur lui demandait s’il préférait s’arrêter dans son pays ou voyager encore. « L’homme qui, dans une course lointaine, a dormi sur la terre ou sur le rocher nu, répondit-il, n’aime plus le doux lit de la maison. Celui qui a goûté le pain dur du voyage ne peut souffrir les mets qu’assaisonne le lait de son pays. Le cœur susceptible de quelque émotion embrasse ardemment la bonne compagnie des voyageurs, et évite la société domestique. » L’Europe offrira-t-elle aux touristes orientaux ces distractions que Mohan Lal préfère aux joies tranquilles du pays natal ? Leurs souvenirs vont nous l’apprendre.

Les princes persans éprouvèrent, en arrivant en Angleterre, une espèce d’étourdissement pareil à celui de Mohan Lal sur la mer agitée des Indes. Dans les campagnes, la fécondité du sol, la richesse de la culture, qui contrastait d’une manière si heureuse avec les solitudes arides de Fars ; dans les villes, cette ondulation de la foule, ces lumières, ce luxe, ce bruit, ces équipages, choses si merveilleuses pour des yeux accoutumés aux rues étroites et fangeuses, aux murs de terre sans fenêtres et sans animation qui enferment les maisons de Chiraz, tout semblait les transporter dans un monde nouveau et réaliser pour eux les splendides fictions de Scheherasade. On aurait dit trois hommes des temps héroïques rappelés de la tombe, et assistant au spectacle inconnu de nos arts et de notre civilisation. Eux-mêmes comprennent parfaitement leur position vis-à-vis de la société européenne, et ils l’exposent dans leur journal avec une intelligente naïveté : « Maintenant nous voilà nouveau-nés dans le monde, comme si nous venions de quitter le sein de notre mère ! Graces soient rendues au Très-Haut, qui nous a donné pour ainsi dire une nouvelle vie ! » Il y a néanmoins,