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ici et de grouper autour de chaque fait, de chaque institution britannique, comme autant de peintres autour d’un même modèle. Les premiers, par la date comme par l’intérêt du récit, sont trois jeunes princes persans, cousins-germains de Mohammed-Châh, souverain actuel de la Perse. Leur père disputa le trône à Mohammed, fut vaincu, fait prisonnier, et, par une faveur inespérée, n’eut pas les yeux arrachés, comme c’est l’usage dans la famille ; il lui fut donné de mourir tranquillement au fond d’une prison. Dès qu’il se vit entre les mains du châh, il écrivit à ses fils de ne point songer à le délivrer par la force, ce qui pourrait irriter son auguste neveu et lasser sa royale clémence, mais d’aller plutôt implorer à Londres les secours tout-puissans des Anglais. Aussitôt voilà les trois princes à cheval, galopant à travers les montagnes, la neige et les torrens, à demi morts de faim et de fatigue, et arrivant enfin à Beyrouth, d’où le vaisseau de feu doit les conduire à une distance que leur imagination même n’ose leur représenter. Nous avons sous les yeux leur portrait d’après M. Partridge. C’est un groupe d’un effet original et charmant. L’aîné, Riza Couli, avait trente ans ; sa taille élancée, son front large, ses yeux vifs et pénétrans, annoncent un caractère plein de dignité et de résolution. C’était l’homme d’état de la famille ; c’est lui qui gouvernait, sous le nom de son père, la vaste province de Fars. Ses frères lui témoignaient, en toute occasion, la plus grande déférence. Le second, Najaf Couli, l’auteur de la relation, est fils d’une esclave géorgienne ; sa complexion frêle et délicate rappelait cette origine. Ses yeux étaient bleus, ses cheveux blonds ; il laissait croître sa barbe, qui descendait jusque sur sa poitrine. Une vue extrêmement basse, une voix sourde et voilée, une grande timidité, lui donnaient un air de gaucherie et d’embarras. Cependant c’est celui des trois princes dont l’esprit était le plus cultivé. Il possédait parfaitement les littératures persane et arabe, faisait des vers qu’on ne manquait pas d’admirer, et passait pour un prodige d’érudition, surtout à la cour de son père. Son caractère était religieux, ascétique ; il prenait volontiers des allures de derviche, ce qui ne l’empêchait pas d’aimer les bons mots, et même, en dépit du Coran, le bon vin, « l’eau de l’Europe. » On sait que les poètes persans confondent sans cesse, dans leur langage, l’ivresse de la dévotion avec une ivresse moins sainte. On l’avait vu quelquefois, au milieu de ses rians jardins, plongé dans une poétique rêverie, s’arrêter tout à coup et s’écrier : Quel dommage qu’il faille mourir ! Et puis, quelque autre jour, ce doux enfant de la Géorgie, ce promeneur sentimental, faisait mutiler les cadavres de ses ennemis et envoyait à son père une sachée de doigts.

Timour, le troisième frère, a cinq ou six ans de moins que l’aîné ; il est fils de la même mère, la plus noble des femmes de Firman-Firmâ. Ses traits, moins distingués peut-être que ceux de Riza, ont quelque