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tout change d’aspect ; les sens ne sont plus divinisés ; le cœur et l’intelligence reprennent le rang qui leur appartient, et bientôt la poésie réfléchit fidèlement la révolution accomplie dans le domaine des idées religieuses. C’est à la foi chrétienne qu’il faut demander le sens intime, le sens profond du Canzoniere. Supposez Pétrarque né sous l’empire du polythéisme, et les sentimens exprimés dans ses œuvres italiennes ne se comprennent plus. Rien n’est plus facile, au contraire, que de concevoir le développement de ces sentimens sous le règne de la foi chrétienne. Le croyant se fait gloire de lutter contre l’entraînement des sens, de combattre ses désirs, et ce combat même est un des sujets les plus féconds que la poésie puisse se proposer. Pétrarque, on le sait, était sincèrement attaché aux dogmes catholiques : ses ouvrages philosophiques et sa correspondance ne laissent aucun doute à cet égard. D’ailleurs, lors même qu’il n’eût pas accepté sans réserve toutes les affirmations de l’église, lors même qu’il s’en fût tenu au spiritualisme de l’Évangile, la foi puisée à cette source primitive suffisait pour modifier profondément l’imagination et le cœur du poète. Or, si Pétrarque ne peut se concevoir sous le règne du paganisme, Tibulle ne se concevrait pas davantage sous le règne de la foi chrétienne. L’amour, tel que nous le voyons dans les élégies de Tibulle, eût éveillé au XIVe siècle bien peu de sympathie ; au milieu des croyances populaires, à peine eût-il été compris.

On s’est demandé plus d’une fois en lisant le Canzoniere si Pétrarque, heureux dans son amour, eût été inspiré par la joie aussi bien que par la douleur. Je ne me charge pas de résoudre cette question délicate. Si l’amour, en effet, s’attiédit souvent dans la possession, souvent aussi il trouve dans la possession même un aliment sans cesse renouvelé ; à cet égard, il serait impossible d’établir des maximes générales. Il est permis de croire que, si Laure se fût donnée à son amant, elle n’eût pas été chérie moins fidèlement et moins long-temps, car elle avait pour entretenir le feu de la passion quelque chose de plus que la beauté. Quand la beauté seule éveille l’amour, quand la seule jeunesse allume les désirs, on peut prévoir que l’amour se lassera, que les désirs s’éteindront le jour où la beauté sera flétrie ; mais quand le cœur et l’intelligence ne sont pas captivés moins sûrement que les yeux, quand l’échange des sentimens et des pensées, aussi bien que le désir, développe la passion, la femme qui se donne n’a pas à redouter les outrages du temps. Ses yeux peuvent impunément perdre leur éclat, elle est protégée contre l’infidélité, contre l’abandon par la nature même de la passion qu’elle inspire ; le temps ne saurait atteindre son cœur et son intelligence, qui défendront son bonheur bien mieux que la beauté. Si Laure était vraiment telle que Pétrarque nous la représente, si elle