Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/1021

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

joyeux, je t’ai conduit jusqu’ici sain et sauf, bien que las. Le doux nœud que tu avais autour du cœur me plaisait, et le beau nom que tu me fais avec tes paroles me plaît aussi. En nous les flammes amoureuses furent presque égales, au moins dès que je me fus aperçue de ton ardeur ; mais l’un les montrait, tandis que l’autre les cachait. Tu demandais merci et pitié quand je me taisais, parce que la pudeur et la crainte imposaient silence à mon désir ; mais le voile ne fut-il pas déchiré quand seule, toi présent, j’accueillis tes paroles en chantant : Notre amour n’ose en dire davantage ? Mon cœur était avec toi, je ne te refusais que mes yeux, et tu te plains de l’injustice du partage, toi à qui j’ai donné la meilleure partie, à qui je n’ai ravi que la moindre partie de moi-même ! Et si je t’ai dérobé mes yeux mille fois, mille et mille fois je te les ai rendus et je les ai tournés vers toi avec pitié. Et leurs regards tranquilles auraient été sans cesse attachés sur toi, si je n’eusse craint tes dangereuses étincelles. Heureuse dans toutes les autres choses, je me plaignais d’une seule, d’être née dans un lieu trop peu illustre. Aujourd’hui même, je m’afflige de n’être pas née au moins plus près de ton nid fleuri, car le seul cœur en qui je me fie pouvait se tourner d’un autre côté, ne me connaissant pas. Et mon nom serait moins éclatant et moins célèbre. Mais le pays où je t’ai plu est revêtu d’une beauté souveraine. »

Nous devons croire que Pétrarque n’aurait pas mis dans la bouche de Laure ces paroles empreintes d’une ineffable tendresse, s’il n’eût trouvé dans ses souvenirs la meilleure partie des pensées dont se compose cet admirable entretien. Tous ses sonnets, toutes ses canzoni respirent une si parfaite sincérité, il a toujours montré dans l’expression de son amour tant de réserve et de discrétion, il a toujours donné à ses plaintes un accent si résigné, que sans doute il se fût reproché toute sa vie comme une profanation, comme un sacrilège, un aveu imaginaire que son oreille n’eût pas entendu. Il y a tout lieu de penser que le second chapitre du Triomphe de la Mort relève au moins aussi directement de la réalité que de la poésie. Si le cadre est une fiction, le tableau doit être vrai.

Il est curieux de comparer le Canzoniere de Pétrarque aux élégies amoureuses de l’antiquité latine. Ovide, Catulle, Properce et Tibulle ont chanté leurs maîtresses, et la passion leur a fourni d’éloquentes inspirations, d’ingénieuses pensées, des images pleines de grace et d’élégance ; mais quelle différence profonde dans la nature des sentimens ! Le plus tendre, le plus sincère des quatre poètes que je viens de nommer, Tibulle, est séparé de Pétrarque par un intervalle immense. Ovide, Catulle et Properce ne semblent pas avoir aimé aussi sérieusement que Tibulle : c’est pourquoi il serait souverainement injuste de