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moi, puis le silence se fit tout à coup. J’ouvris les yeux, et je crus continuer encore le cauchemar qui m’avait oppressé. Une civière couverte d’un drap ensanglanté était déposée presque à mes pieds. Une pensée me traversa l’esprit comme un éclair. Je m’imaginai que j’avais été reconnu, et que, par un raffinement de justice barbare, on voulait me confronter avec celui dont j’avais causé la mort. Je me retirai dans le fond du vestibule ; la vue de ce drap sanglant m’était insupportable. Peu à peu cependant je me rassurai, et, m’armant de courage, j’allai soulever un coin du drap funèbre. Je n’eus pas de peine à reconnaître la victime. Sa belle et pâle figure, son front marqué d’une longue et mince cicatrice, avaient laissé dans ma mémoire une trop profonde empreinte. Les plantes marécageuses et le limon verdâtre qui souillaient ses joues me rappelaient aussi quel avait été le théâtre du crime. C’était bien là l’homme que j’avais vu si vaillamment mourir, que je savais si tendrement pleuré. Je laissai le drap retomber sur cette noble tête.

Un court épisode terminera ce trop long récit. Quinze jours s’étaient écoulés, et il ne m’était resté de mes aventures nocturnes qu’une horreur invincible pour toute la classe des léperos, quand je reçus l’ordre de comparaître devant un alcade inconnu. Un homme d’une quarantaine d’années, et qui m’était non moins inconnu que l’alcade, m’attendait à la barre.

— Seigneur cavalier, me dit cet homme, je suis le farolero que votre seigneurie a tué plus d’à moitié, et, comme cet accident a entraîné une incapacité de travail pendant quinze jours, vous ne trouverez pas mauvais que je vous demande une indemnité.

— Non, certes, dis-je, assez satisfait de voir que je n’avais à me reprocher la mort de personne. Combien demandez-vous ?

— Cinq cents piastres, seigneur.

J’avoue que cette demande exorbitante changea immédiatement ma satisfaction en colère, et je ne pus m’empêcher d’envoyer in petto l’allumeur de réverbères à tous les diables. Cependant j’eus honte presque aussitôt de ces sentimens, et, l’alcade m’ayant conseillé de transiger, je fus trop heureux d’en être quitte pour le cinquième de la somme demandée par le farolero. Après tout, si mes études sur les léperos me coûtaient cher, l’expérience que j’y gagnais avait son prix, et, parmi ces largesses forcées, je n’avais rien à regretter, pas même les piastres que m’avait extorquées mon trop ingénieux ami Perico.


GABRIEL FERRY.