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— Arrière, lâches coquins, qui vous mettez cinq contre un !

— Courage, muchachos ! cria de son côté celui qui paraissait être le chef de la bande. Il y a cent piastres à gagner !

Ce qui se passa ensuite, est-il besoin de le décrire ? La lutte trop inégale qui s’était engagée ne dura que quelques instans ; bientôt un cri de joie féroce m’annonça qu’elle s’était terminée à l’avantage des assassins. Pourtant le malheureux si lâchement attaqué respirait encore, il put même se traîner sur le pont, d’où, agitant un tronçon d’épée, il bravait encore les cinq assaillans ; mais ce fut un dernier effort. De nouveau entouré par ces misérables, de nouveau il tomba sous leurs coups. Aux blafardes lueurs de la lampe qui brûlait pour les ames du purgatoire, je vis les cinq hommes soulever un corps sanglant et le lancer dans le canal, dont la surface ne fut qu’un moment troublée. Une seconde après, les assassins avaient disparu, et cela si rapidement, que je pus me demander si je ne venais pas de faire un mauvais rêve ; mais la réalité me serrait de trop près pour que je pusse caresser long-temps cette erreur. Un nouvel incident vint d’ailleurs me prouver que j’étais parfaitement éveillé. Un homme à cheval sortit de la maison où m’avait conduit un si fatal enchaînement de circonstances, et dans cet homme je reconnus Perico, dans ce cheval le noble animal que j’avais amené à si grand’peine de l’hacienda de la Noria.

— Holà, drôle ! m’écriai-je, ceci passe la permission ; tu me voles mon cheval !

— Seigneur cavalier, reprit Perico avec un sang-froid imperturbable, j’emporte une pièce de conviction qui pourrait être accablante pour votre seigneurie.

Tel fut l’adieu que me laissa le lépero, et le cheval, vigoureusement stimulé, partit au galop. Pour moi, sans prendre congé de personne, je m’élançai à la poursuite du Zaragate. Il était trop tard, je n’entendis, plus dans le lointain qu’un hennissement plaintif et le bruit du galop, que la distance rendit bientôt insaisissable. Je m’élançai à tout hasard dans une des lugubres ruelles qui aboutissaient au canal. Il me fallut errer long-temps dans ce dédale avant de retrouver un quartier connu, et le jour pointait quand je pus m’orienter. La nuit m’avait porté conseil, et je résolus de faire la déclaration en règle du malheur que j’avais causé la veille. Je me dirigeai donc résolûment vers le juzgada de letras[1]. Quand j’entrai, le juge n’était pas encore arrivé, et j’attendis dans le vestibule. La fatigue et le sommeil ne tardèrent pas à l’emporter sur mes préoccupations de tout genre ; je m’endormis sur mon banc. Des rêves confus me retraçant les scènes bizarres dont j’avais été témoin, il me sembla entendre un bruit sourd autour de

  1. Salle d’audience. Le juez de letras est le juge criminel.