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J’étais sorti à la pointe du jour avec Lascaro pour aller à la chasse de l’ours ; à midi nous arrivâmes au pont d’Espagne.

C’est ainsi qu’on appelle le pont qui mène de France en Espagne, chez les barbares de l’ouest, qui sont en arrière de mille ans,

En arrière de mille ans de la civilisation moderne. Mes barbares de l’est, au-delà du Rhin, ne le sont que de cent ans.

C’est en hésitant, en tremblant presque, que je quittai le sol sacré de la France, de cette patrie de la liberté et des femmes que j’aime.

Au milieu du pont d’Espagne était assis un pauvre Espagnol. La misère se lisait dans les trous de son manteau : la misère se lisait dans ses yeux.

Il grattait de ses doigts maigres une vieille mandoline. L’aigre mélodie était renvoyée par l’écho du précipice comme une moquerie.

Parfois il se penchait sur l’abîme et se prenait à rire. Puis il repinçait les cordes avec plus de frénésie et chantait des rimes d’amour.

Je passai et je me dis à moi-même : C’est singulier, la folie est assise et chante sur ce pont qui conduit de France en Espagne.

Ce pauvre fou est-il l’emblème de l’échange des idées entre les deux nations ? ou bien est-il le titre frontispice de la folle Espagne ?

Vers le soir, nous atteignîmes une misérable posada où une ollapodrida fumait dans un plat crasseux.

J’y mangeai aussi des garbanzos gros et lourds comme des balles, indigestes même pour un estomac allemand nourri d’andouillettes dans sa jeunesse.

Le lit était le véritable pendant de la cuisine, et était comme poivré de vermine. Ah ! les punaises sont les plus terribles ennemis de l’homme !

L’inimitié d’une seule petite punaise qui rampe sur votre couche est plus redoutable que la colère de cent éléphans.

Il faut se laisser mordre en silence. C’est bien triste ! Ce qui est plus triste encore, c’est d’écraser l’ennemi : toute la nuit une infection vous poursuit.

Oui, ce qu’il y a de plus terrible sur la terre, c’est un combat avec l’insecte qui se sert de sa puanteur comme d’une arme. Un duel avec une punaise !


XII.

Comme ils mentent, ces poètes, même les mieux dressés, quand ils disent, quand ils chantent que la nature est le temple de Dieu !

Un temple dont les splendeurs témoignent de la gloire du créateur ! Le soleil, la lune et les étoiles n’en seraient que les lampes d’or suspendues à la coupole.