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des branches de cette race héroïque dont M. de Courson a cru posséder l’histoire entière, et je ne sache pas de plus touchant tableau que cette fin mélancolique d’un grand peuple ainsi consommé par une sourde et silencieuse destruction. « Ils garderont toujours l’amour des vallons et des lacs de leur patrie, » s’écriait récemment un missionnaire d’Amérique dans le synode de l’église libre d’Écosse, implorant un surcroît de secours spirituels pour des frères exilés, et il dévoilait les tristesses ignorées de ses ouailles du désert. « Voici vingt-sept ans que j’habite en Canada, lui racontait un pauvre homme, et je n’ai jamais eu de rêve dont la scène ne fût point en Écosse. » Il demandait à une femme si elle avait compris un sermon anglais : « Je le comprends en anglais, répondit-elle, je ne le sens qu’en gaëlique. Je parle l’anglais, je ne rêve qu’en gaëlique. » Ne dirait-on pas ces doux et vagues souvenirs qui flottent parfois devant les yeux éteints des moribonds ?

Et pourquoi fuirais-je ici des impressions plus personnelles ? Ce génie tout ensemble âpre et puéril de la vieille race notre mère, je le cherche vainement sous les lourdes draperies dont M. de Courson se plaît à l’affubler ; une fois pourtant je l’ai senti, le rude génie celtique, et de cette façon profonde dont on sent les choses qui vous saisissent à force d’être vivantes. C’était à Tuam, une misérable bourgade qui sert de métropole an Connaught, la résidence apostolique du docteur John Mac-Hale, mon hôte très cher et très respecté[1]. J’assistais à des funérailles. La vieille femme qu’on enterrait était depuis le matin étendue dans sa bière, la bière ouverte, la face hors du linceul ; autour d’elle, on mangeait et l’on buvait. Quand vint le soleil couchant, on cloua la dernière planche à grand bruit, et l’on tira le cercueil de la maison. Debout sur le seuil, le fils et la bru de la défunte récitèrent à haute voix l’éloge de ses vertus ; puis on se mit en route, les hommes se poussant, se pressant pour approcher chacun à son tour de ceux qui portaient la morte, se disputant à qui aurait sa part du fardeau et lui prêterait son épaule. Derrière suivait le chœur des femmes, les bras au ciel, la voix pleine de sanglots, un vrai chœur d’Euripide, qui criait sur tous les tons l’antique lamentation, le cri presque universel de la douleur humaine Woe ! woe ! On entra dans un cimetière en friche. Le fossoyeur piocha

  1. M. de Courson a fait tout un chapitre à l’encontre de M. Thierry, de M. Michelet et de M. Ampère, pour prouver, suivant ses expressions, que « l’église irlandaise est la plus romaine de toutes les églises du monde. » Monseigneur Mac-Hale s’étonnerait fort d’un pareil éloge et le repousserait presque comme une injure. C’est un soldat catholique, un ardent ennemi du protestant et de l’Anglais ; mais c’est aussi un évêque des anciens jours, pénétré du sentiment de son indépendance, et gardant comme un précieux dépôt les libres traditions du clergé dont il gouverne une si grande partie. Depuis que l’église de France a cessé d’être gallicane, il n’y a pas au monde d’église moins « romaine » que l’église d’Irlande.