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THÉODORIC ET BOËCE.

je l’ai déjà dit, la puissance même juste qui s’attaque au génie ne doit pas compter sur l’impartialité du genre humain, et la postérité séduite devient le complice de la victime. Les trois mois qui s’écoulèrent entre la condamnation et le supplice de Boëce firent plus pour sa gloire et l’immortalité de son nom que tous les éclatans services de sa vie entière. C’est dans la tour de Calvance qu’il composa ce poème de la Consolation philosophique, qui rappelle cette pensée de Sénèque : « Il n’est point de plus beau spectacle sur la terre et de plus digne de l’œil de Dieu que le courage de l’homme de bien luttant contre le malheur. »

Disons-le, ce livre, qui est surtout un acte héroïque, était, de nos jours, plus admiré que lu : un latin quelquefois barbare, un langage plein de recherches subtiles, d’allusions obscures à des faits peu connus, rendaient cette lecture pénible ; aujourd’hui, grace à l’analyse claire et précise de M. du Roure, à la traduction élégante qu’il en donne, tout le monde pourra aborder ce monument de courage et de philosophie. Ces accens convaincus du citoyen, ces images gracieuses du poète, ce raisonnement vif et serré, avec lequel le philosophe expose les grands problèmes de la destinée humaine, ne peuvent nous laisser calmes et indifférens. Ces vers ne sont pas l’œuvre d’un esprit curieux, doucement occupé dans de nobles loisirs ; non, tout ici est solennel, parce que tout est réel et prochain : ces méditations sur la mort, la mort ne laissera pas le temps de les terminer : elle est suspendue sur chaque page, elle sera l’inévitable dénouement de toute cette poésie ; c’est elle qui, en dissipant par les clartés divines les ténèbres de la prison, viendra délivrer le philosophe des derniers doutes qui l’assiégent :

Le sommeil du tombeau pressera ma paupière,
Avant que de ces deux moitiés
Ce vers que je commence ait atteint la dernière…

Le lecteur serait bien froid, s’il ne rencontrait ici qu’une émotion littéraire, s’il n’oubliait pas le livre pour l’auteur, ou pour songer à d’autres victimes illustres et courageuses comme le fut celle-ci. Pour moi, quand je lisais ces pages, je revoyais sans cesse cette noble image de Mme Roland écrivant aussi dans sa prison, en face de la guillotine, ces pages d’une sombre colère, entremêlées de tableaux qu’on dirait empruntés aux Confessions. Les grandes ames de tous les siècles sont plus réunies par l’admiration qu’elles inspirent, que séparées par le temps.

Faisons ici une remarque sur laquelle nous reviendrons plus tard, le livre de Boëce n’offre nulle part de trace des idées chrétiennes que dans ce qu’elles ont de commun avec les doctrines élevées de la sagesse ancienne, mais rien de spécial, aucune allusion au christianisme. Cet ouvrage, sorte de dialogue entre le prisonnier et la philosophie, qui vient,