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THÉODORIC ET BOËCE.

année du vie siècle, à son ami Boëce. Arrêtons quelque temps ici le lecteur ; peut-être trouvera-t-on de l’intérêt à connaître ce que l’histoire nous a conservé sur les premières époques d’une vie terminée par une sanglante catastrophe.

Anicius-Manlius-Severinus Boetius appartenait, comme ces noms l’indiquent, aux plus illustres familles de la Rome ancienne. Sa jeunesse avait été paisible. Enfant encore à l’époque de la conquête de Théodoric, il fut envoyé dans les écoles d’Athènes. Rappelé à Rome par la mort de son père, il y avait recueilli, avec ses grandes richesses, l’héritage d’illustres amitiés. Symmaque et Festus, tous deux consuls à l’époque de son retour, avaient été les meilleurs amis de son père ; ils devinrent les siens. Tous deux semblent s’être disputés à qui s’attacherait le jeune Boëce par des liens plus étroits. Après avoir épousé la fille de Festus, qu’il perdit bientôt, Boëce se remaria avec la fille de Symmaque, Rusticienne, qui, par sa beauté, ses vertus, son courage, a mérité d’être associée à la gloire de son époux. Les traces de la conquête n’étaient pas encore complètement disparues ; les grands noms, les grandes situations se croyaient encore exposés à l’envie et à la ruine. Les citoyens riches quittaient les villes et se retiraient dans les campagnes, où leur puissance s’était maintenue. Plusieurs lois de Théodoric n’ont d’autre but que d’arrêter ce déplacement sensible d’une partie de la population. « Il est indigne, dit-il dans un de ses décrets, il est indigne d’hommes civilisés de fuir la société de leurs semblables pour vivre avec les bêtes fauves, et de se retirer loin des lieux où la chose publique réclame leur concours. » Ces effets de la crainte étaient inévitables ; ils se sont reproduits souvent de nos jours, aux époques de crise et de révolution : toute conquête les amène. Quand on parcourt encore aujourd’hui les provinces soumises par les Turcs, on ne trouve aux abords des grandes routes qu’une profonde solitude : les populations se sont réfugiées dans l’intérieur du pays ; là seulement se retrouvent, avec la sécurité, les champs cultivés, les troupeaux et de populeux villages.

Ce fut dans la campagne de Rome, derrière les montagnes de Subiaco, où se bâtissait alors le monastère de Saint-Benoît, que Boëce passa avec sa jeune épouse les premières années qui suivirent son retour. Ils vivaient là paisibles et cachés : dans ces belles et inaccessibles retraites, derrière cette ligne bleue de montagnes qui borde l’horizon romain, n’arrivaient point les derniers brigandages et la licence des vainqueurs. Notre imagination se représente à tort les dévastations de la conquête et les scènes sanglantes de la guerre répandues sur toute la contrée comme sur tout le siècle. Loin de ces vastes cités dont la renommée et l’opulence attirent le pillage, loin de ces routes marquées par le sang