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THÉODORIC ET BOËCE.

qu’il reçut au milieu de la civilisation, par ce mélange de vertus acquises avec les vertus primitives de son âge et de sa race, qu’on peut seulement expliquer le caractère et la vie entière de Théodoric.

Au Ve siècle, plus qu’à aucune autre époque, le monde appartenait à la force, et la force n’existait plus que chez les barbares. L’empire romain n’avait plus que l’apparence de la vie. Quand une cause est perdue, quand une nation est condamnée, des hommes éminens par le talent ou le courage peuvent encore s’élever pour la défendre ; mais leurs efforts désespérés, en inspirant quelque estime à l’avenir, n’arrêtent point le cours des choses, leur puissance s’épuise en pure perte. Pour être un grand homme et réussir dans ces siècles de rénovation, il fallait nécessairement être né parmi les barbares et marcher à leur tête, il fallait appartenir à ces races nouvelles à qui la destinée livrait le monde et qui ont fondé les sociétés modernes ; mais la barbarie, qui devait vaincre les peuples d’ancienne civilisation, ignorait les conditions de gouvernement nécessaires à la durée des empires. Elle ne savait encore établir ni institutions, ni lois, ni société. Par là s’expliquent la succession, la confusion des peuples barbares, accumulés l’un sur l’autre, chassant les Romains, chassés à leur tour, instrumens de ruine, inhabiles à rien fonder.

Ces arts du gouvernement et de la civilisation, comment douter que Théodoric les apprit à Constantinople ? La société du Bas-Empire, toute corrompue qu’elle était, différait autant de la barbarie qu’un homme vicieux de nos jours diffère du sauvage. Quand on déclame contre la corruption, on oublie trop jusqu’à quel point la pire est préférable à l’état barbare. Tacite fait l’éloge des mœurs des Germains, mais ce sont celles de Rome qu’il veut censurer. Il adressait une leçon à ses contemporains, et se préoccupait peu de la vérité historique. Les barbares jugeaient autrement, et plus modestement, la situation relative des deux sociétés. Quand on dit que les barbares méprisaient l’empire romain, il faut s’entendre ; ils méprisaient sa faiblesse, mais ils sentaient instinctivement la supériorité de la civilisation, ils en comprenaient la grandeur ; c’est ainsi qu’ils se sont hâtés de s’initier à ses secrets et qu’ils se sont, pour ainsi dire, précipités dans l’imitation des vaincus qu’ils sentaient leurs maîtres.

Jamais cette remarque, que l’on oublie trop dans le langage convenu sur ce sujet, n’a été plus profondément sentie que dans une page de l’Histoire de la civilisation qu’on nous saura gré de rapporter ici. « Le spectacle seul de la civilisation moderne exerçait sur l’imagination des barbares un grand empire. Ce qui émeut aujourd’hui notre imagination, ce qu’elle cherche avec avidité dans l’histoire, les poèmes, les voyages, les romans, c’est le spectacle d’une société étrangère à la régularité de la nôtre ; c’est la vie sauvage, son indépendance, sa nouveauté, ses