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n’ont de mérite que par leur simplicité même, et je sais qu’il serait aisé pourtant, fût-ce dans la relation d’une traversée aussi vulgaire que celle du golfe de Syrie, de faire naître des péripéties vraiment dignes d’attention ; mais la réalité grimace à côté du mensonge, et il vaut mieux, ce me semble, dire naïvement, comme le bon capitaine Cook ; « Tel jour, nous n’avons rien vu en mer qu’un morceau de bois qui flottait à l’aventure ; — tel autre jour, qu’un goéland aux ailes grises… » jusqu’au moment trop rare où l’action se réchauffe et se complique d’un canot de sauvages qui viennent apporter des ignames et des cochons de lait rôtis.

Cependant, à défaut de la tempête obligée, un calme plat tout-à-fait digne de l’Océan Pacifique, et le manque d’eau douce sur un navire composé comme l’était le nôtre, pouvaient amener des scènes dignes d’une Odyssée moderne. Le destin m’a ôté cette chance d’intérêt en envoyant ce soir-là un léger zéphire d’occident qui nous fit marcher assez vite.

J’étais après tout très joyeux de cet incident, et je me faisais répéter par le capitaine l’assurance que le lendemain matin nous pourrions apercevoir à l’horizon les cimes bleuâtres du Carmel. Tout à coup des cris d’épouvante partent de la dunette. « Fargha et bahr ! farqha et bahr ! » - Qu’est-ce donc ? — « Une poule à la mer ! » La circonstance me paraissait peu grave ; cependant l’un des matelots turcs auquel appartenait la poule se désolait de la manière la plus touchante, et ses compagnons le plaignaient très sérieusement. On le retenait pour l’empêcher de se jeter à l’eau, et la poule déjà éloignée faisait des signes de détresse dont on suivait les phases avec émotion. Enfin le capitaine, après un moment de doute, donna l’ordre qu’on arrêtât le vaisseau.

Pour le coup, je trouvai un peu fort qu’après avoir perdu deux jours on s’arrêtât par un bon vent pour une poule noyée. Je donnai deux piastres au matelot, pensant que c’était là tout le joint de l’affaire, car un Arabe se ferait tuer pour beaucoup moins. Sa figure s’adoucit, mais il calcula sans doute immédiatement qu’il aurait un double avantage à ravoir la poule, et en un clin d’œil il se débarrassa de ses vêtemens et se jeta à la mer.

La distance jusqu’où il nagea était prodigieuse. Il fallut attendre une demi-heure avec l’inquiétude de sa situation et de la nuit qui venait ; notre homme nous rejoignit enfin exténué, et on dut le retirer de l’eau, car il n’avait plus la force de grimper le long du bordage.

Une fois en sûreté, cet homme s’occupait plus de sa poule que de lui-même ; il la réchauffait, la frottait, et ne fut content qu’en la voyant respirer à l’aise et sautiller sur le pont.

Le bâtiment s’était remis en route. — Le diable soit de la poule ! dis-je à l’Arménien ; nous avons perdu une heure.

— Eh quoi ! vouliez-vous donc qu’il la laissât se noyer ?