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« Kaïkélir ! Istambolda !…
« Yélir, Yélir, Istambolda ! »


Je comprenais bien que ce chant célébrait Stamboul dans un langage nouveau pour moi, qui n’avait plus les rauques consonnances de l’arabe ou du grec, dont mon oreille était fatiguée. Cette voix, c’était l’annonce lointaine de nouvelles populations, de nouveaux rivages ; j’entrevoyais déjà, comme en un mirage, la reine du Bosphore parmi ses eaux bleues et sa sombre verdure, — et, l’avouerai-je ? ce contraste avec la nature monotone et brûlée de l’Égypte m’attirait invinciblement. Quitte à pleurer les bords du Nil plus tard sous les verts cyprès de Péra, j’appelais au secours de mes sens amollis par l’été l’air vivifiant de l’Asie. Heureusement la présence, sur le bateau, du janissaire que notre consul avait chargé de m’accompagner m’assurait d’un départ prochain.

On attendait l’heure favorable pour passer le boghaz, c’est-à-dire la barre formée par les eaux de la mer luttant contre le cours du fleuve, et une djerme, chargée de riz qui appartenait au consul, devait nous transporter à bord de la Santa-Barbara, arrêtée à une lieue en mer.

Cependant la voix reprenait :

« Ah ! ah ! ah ! drommatina !
« Drommatina dieljédélim !… »


Qu’est-ce que cela peut signifier ? me disais-je, cela doit être du turc, et je demandai au janissaire s’il comprenait, — C’est un dialecte des provinces, répondit-il ; je ne comprends que le turc de Constantinople. Quant à la personne qui chante, ce n’est pas grand’chose de bon ; un pauvre diable sans asile, un banian !

J’ai toujours remarqué avec peine le mépris constant de l’homme qui remplit des fonctions serviles à l’égard du pauvre qui cherche fortune ou qui vit dans l’indépendance. Nous étions sortis du bateau, et, du haut de la levée, j’apercevais un jeune homme nonchalamment couché au milieu d’une touffe de roseaux secs. — Tourné vers le soleil naissant qui perçait peu à peu la brume étendue sur les rizières, il continuait sa chanson, dont je recueillais aisément les paroles ramenées par de nombreux refrains :

« Déyouldoumou ! Bourouldoumou ! ’
« Aly Osman yadjénamdah ! »

Il y a dans certaines langues méridionales un charme syllabique, une grace d’intonation qui convient aux voix des femmes et des jeunes gens, et qu’on écouterait volontiers des heures entières sans comprendre. — Et puis ce chant langoureux, ces modulations chevrotantes qui rappelaient nos vieilles chansons de campagne, tout cela me charmait avec la puissance du contraste et de l’inattendu ; quelque chose de pastoral