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LA DERNIÈRE GUERRE MARITIME.

ni entrailles ; je lui souhaite mes souffrances. Monsieur Troubridge, aujourd’hui un de mes seigneurs et maîtres, fait le plaisant et se moque de moi : — je gagerais qu’il a pris de l’embonpoint. — Quant à moi, j’ai considérablement maigri, et, si ces messieurs se fussent montrés moins indifférens à mes plaintes, ma santé n’eût point été aussi sérieusement altérée, ou du moins il y a long-temps que je l’aurais rétablie, dans une chambre bien chaude, au coin d’un bon feu, et entouré de véritables amis. »

Tel était Nelson, nature double et indéfinissable, pétrie de deux argiles contraires ; étonnant assemblage de grandeur et de fragilité, qui lassait l’amirauté de ses caprices et remplissait l’Europe de son nom ! Mais, sur ce théâtre où le retenaient malgré lui le comte de Saint-Vincent et Troubridge, cet esprit si mobile retrouvait quelquefois toute sa mâle vigueur. Le memorandum que Nelson adressa à ses officiers, en prenant le commandement de l’escadre des Dunes, est peut-être une des pièces officielles contenues dans sa correspondance qui révèlent le mieux ce coup d’œil ferme et sûr, habitué à embrasser un vaste horizon. En quelques lignes, l’illustre amiral a tracé hardiment et de main de maître la physionomie générale de son plan d’attaque et de défense ; à dessein, il s’abstient d’en fixer les contours. Un génie novice aurait peur de rester incomplet ; Nelson craint au contraire d’être trop explicite. Il s’arrête ou l’imprévu commence, et fuit cette précision qui, sur un terrain si vague encore et si étendu, laisserait une porte ouverte à l’inertie et à l’indécision.

Suivant lui, le premier consul ne devait avoir en vue que de tenter un coup de main sur la ville de Londres, et 40,000 hommes[1] au plus

  1. Quarante mille hommes jetés sur les côtes d’Angleterre auraient-ils donc suffi pour aller jusqu’à Londres dicter la paix au cabinet britannique ? L’orgueil de nos voisins peut s’indigner d’une pareille supposition ; mais il est certain qu’au début d’une guerre, aujourd’hui par exemple, une pareille opération n’aurait rien d’impossible. Telle est l’opinion d’un officier distingué de la marine anglaise, l’honorable M. E. Plunkett. « Nos régimens, dit-il, opposeraient sans doute à l’ennemi toute la résistance qui se peut attendre de leur petit nombre, plus de résistance même qu’un égal nombre de soldats ne saurait en opposer dans un autre pays. Je suis assez bon Anglais pour n’en point douter ; mais ces régimens, dont il faudrait distraire au moins trente mille hommes pour garder l’Irlande, comprendraient à peine vingt ou vingt-cinq mille hommes disponibles. À ces vingt-cinq mille hommes on pourrait ajouter les soldats vétérans (ceux du moins qui ont conservé leurs membres et qui ne sont pas perclus de rhumatismes). Rappelés sous les drapeaux, ils y rendraient encore de bons services. Quant à nos belliqueux paysans, on ne saurait en vérité sans folie vouloir leur assigner un rôle actif dans cette lutte rapide et brusque qui déciderait du sort de l’Angleterre, ou du moins du sort de la capitale. Il est telles circonstances où des levées de paysans peuvent retarder la marche d’une armée d’invasion ; mais, en Angleterre, les deux choses les plus essentielles pour l’emploi de pareils auxiliaires, le temps et l’espace, manqueraient complétement. Un corps d’armée débarqué sur la côte de Sussex, en deux jours de marche, serait à Londres. Il n’aurait eu à traverser pour y arriver ni montagnes, ni marais, ni forêts, ni rivières. Dans une marche aussi courte, des levées de paysans n’ont rien à faire. Mais les moyens de transport, dit-on, où l’ennemi les prendrait-il ? Vous supposez donc que l’ennemi arriverait en Angleterre avec tout le matériel d’une armée, magasins des vivres, bagages, artillerie de siége, équipages de pont. Eh ! mon Dieu, non ! une armée marchant sur Londres n’aurait point à s’encombrer de tant de choses. Les vivres seraient sur le dos des soldats ; les bagages n’accompagnent pas une armée pendant le cours de ses opérations ; l’artillerie de siége serait inutile dans un pays où il n’y a point de siége à faire ; les équipages de pont seraient superflus là où il n’y a point de rivières à traverser. Dégagé de tout cet encombrement, le transport d’une armée est facile… » — The Past and Future of the British Navy, by the hon. E. Plunkett, commander R. N. — Londres, 1846, Longmann.