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Voulez-vous être mon fils, soyez-le. — Et comme Catalina, fort embarrassée, ne répondait rien, la señora reprit d’une voix sévère : Si, au contraire, comme votre silence me le fait craindre, vous n’êtes qu’un lâche séducteur, partez, señor, partez ce soir ; on vous conduira à Tucuman, et que Dieu vous protége !

La digne femme était une excellente mère assurément. Elle adorait sa fille, mais il ne faut pas exagérer son désintéressement. Dans ses idées, Pietro Diaz, bien qu’elle ne le connût guère, était un fort bon parti pour Juana. Riche ou pauvre, alferez ou non, c’était un Espagnol. Or, à ses yeux, un Espagnol était ce qu’est encore en Amérique un blanc pour une fille de couleur. Les Espagnols, à cette époque, étaient rares au pied des Cordilières ; celui-là parti, qui le remplacerait ? Et je n’affirmerais pas que l’excellente señora n’eût mûrement pesé toutes ces considérations bien avant l’heure décisive. Toujours est-il que l’alternative était fort embarrassante pour Catalina. Béatrix de Cardenas et son ancien maître Urquiza lui revinrent en mémoire ; il fallait, comme alors, gagner du temps, et c’était le moment de jouer la seconde représentation d’une scène presque pareille : elle le fit avec toute la grace d’un jeune premier de l’Opéra-Comique. — Juana était un ange de beauté, dit-elle, et la señora la meilleure des mères ! Devenir son fils, quel sort plus heureux pourrait rêver un pauvre soldat perdu loin de son pays ! — Et mille protestations encore. On s’attendrit, comme il était naturel, on s’embrassa, et le mariage fut arrêté. Il eût été plus simple assurément de profiter de la seconde proposition de la señora et de partir pour Tucuman avec le mépris peu embarrassant de la bonne mère ; mais la simplicité, comme on a pu le voir, n’était pas le fait de Catalina. Les imbroglios ne lui déplaisaient point, et il lui répugnait en ce moment de jouer le rôle d’un ingrat : elle accepta donc la plus difficile alternative.

Sur une proposition faite par l’alferez, on décida, peu de jours après, que le mariage serait célébré à Tucuman. La nécessité de faire quelques achats indispensables, la difficulté de mander à l’habitation un prêtre et des témoins, d’autres raisons encore, motivaient suffisamment la demande de Pietro, qui, malgré son génie, ne découvrait pas, pour se tirer d’affaire, d’expédient meilleur que ce voyage et cet ajournement. Fuir seul, à travers un désert inconnu et sans laisser de traces, n’était pas, cette fois, chose facile ; il n’avait pas, ainsi qu’à Païta, la ressource de l’Océan, qui l’avait absorbé comme un point dans son immensité. À Tucuman, au contraire, les bruits de la ville, les hasards sans nombre d’une vie nouvelle pouvaient faciliter sa désertion et couvrir sa retraite. On partit donc pour Tucuman, et l’on y arriva sans encombre. Une semaine ne s’était pas écoulée, que l’alferez avait fait dans la ville d’excellentes connaissances et repris sans vergogne ses anciennes habitudes