Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/612

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à son camarade, lui démontrant qu’un combat était impossible par une nuit pareille. Tout fut inutile, et l’on arriva sous les murs du couvent. Au bruit de leurs pas, une voix appela tout à coup dans les ténèbres don Juan de Silva. Pietro reconnut la voix de Francisco de Rojas. Les adversaires étaient à leur poste. « C’est moi ! » répondit don Juan. Pour se reconnaître pendant le combat et éviter toute méprise, les deux amis roulèrent à leur bras un mouchoir blanc, après quoi, sans plus de préliminaires, les combattans croisèrent le fer ; les témoins, l’épée à la main, cherchant des yeux à percer les ténèbres, se rapprochèrent de leurs amis sans rien dire. À une pareille heure, les adversaires n’avaient guère à s’inquiéter des lois de l’escrime, et le duel ne pouvait durer long-temps. Il fut en effet très court ; un coup fourré superbe le termina ; comme les deux combattans chancelaient, les deux témoins, dans un mouvement simultané de colère, s’élancèrent l’un sur l’autre. Catalina avait à peine tendu le bras qu’elle sentit son fer engagé, et son adversaire tomba en criant avec douleur : « Ah ! traître, tu m’as tué ! » Elle crut voir l’enfer s’entr’ouvrir. Cette voix !… quelle était cette voix ?… « Oh ! Miguel ; est-ce toi ? » En ce moment, un effroyable coup de tonnerre retentit dans l’espace, et un éclair traversa le ciel en l’embrasant. À cette lueur sinistre, Catalina entrevit trois cadavres et reconnut le visage livide de Miguel de Erauso. Elle tomba comme étourdie sur le corps de son frère. En revenant à elle, elle se prit à pousser des cris lamentables ; des religieux du couvent, attirés par cette voix déchirante qui se faisait entendre à travers les premières rafales de l’ouragan, accoururent avec des torches vers le lieu du combat. On transporta les trois blessés au monastère, et Catalina, soutenue par deux frères, suivit en pleurant ce funèbre convoi. Miguel de Erauso était mort ; les deux autres vivaient encore ; ils purent se confesser et recevoir l’absolution. Quant à Catalina, elle s’abîma dans une muette stupeur. À la voir sans parole et sans larmes, on eût dit une pâle statue. Touchés de cette douleur, dont ils ne savaient pas toute l’étendue, les moines prirent en pitié le pauvre meurtrier et le cachèrent dans la chapelle. À cette époque, dans un pays espagnol, c’était un asile inviolable pour la justice elle-même.

Si malheureux que l’on soit, on ne peut cependant pas, à moins d’une grace spéciale, rester debout pendant quarante ans, comme saint Simon, sur un fût de colonne, ni vivre éternellement dans une église ; c’est ce que les moines, après quelques jours, firent comprendre à l’alferez. Celui-ci ne demandait pas mieux que de quitter ces lieux témoins de son crime. Grâce à un frère qui alla de sa part trouver secrètement un de ses amis, Diaz put se procurer un cheval et quelque argent. Les moines lui donnèrent une vieille arquebuse qui composait tout l’ar-