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mobilité humaine ; ce n’est pas un rôle conséquent et logique ; plus on l’étudie de près, et moins on peut concilier tant de contrastes. Aussi, combien de jugemens, de portraits, d’esquisses, ont prétendu saisir les traits de ce protée ! combien de dissertations, de préfaces ! que de prose, que de vers pour l’analyser, l’interpréter, le compléter ! On a écrit et disputé sur don Juan comme sur un personnage réel, comme sur Richelieu, sur Pascal, sur Voltaire, ajoutons comme sur Hamlet et presque toutes les autres figures de Shakespeare, sœurs de don Juan par leur mode de création. Et qu’on ne dise pas que j’attribue induement à Molière tout le bruit qui s’est fait autour de don Juan, lorsque, pour être juste, je devrais en reporter l’honneur à Tirso de Molina ! Qui donc, il y a quarante ans, connaissait, seulement de nom, Fray Gabriel Tellez ? Combien peu même aujourd’hui le connaissent ? Don Juan Tenorio n’est qu’un type local. Le Don Juan de Molière a seul fasciné l’Europe. D’autres sans doute y ont ajouté des traits exquis et nouveaux ; mais c’est Molière qui le premier a fait de ce libertin, jusque-là vulgaire, quelque chose de formidable, de séduisant et de rare, en mêlant quelques gouttes de philosophie à beaucoup de vices, à beaucoup d’esprit et à beaucoup d’élégance.

La Comédie-Française n’a rien négligé pour procurer au public la jouissance complète de ce chef-d’œuvre, et nous rendre, dans sa fraîcheur première, ce drame sur lequel ont pesé près de deux siècles de silence. L’élite de la Comédie s’est partagé les rôles. Remarquons, en passant, que, par suite de l’ancienne habitude de jouer la pièce en vers, les acteurs ont eu à surmonter, en cette circonstance, une difficulté qui se présente bien rarement ; ils n’ont pas eu seulement, comme toujours, des rôles à composer et à apprendre : ils ont eu, ce qui est peut-être plus difficile, des habitudes à perdre et des rôles à oublier. Geffroy, qui jouait pour la première fois le rôle de don Juan, l’a composé avec beaucoup d’art, et n’y laisse à désirer qu’un peu plus d’abandon et de gaieté. J’ai dit plus haut quel grand et légitime succès Ligier a obtenu dans le petit rôle de Francisque, le mendiant sublime. Quelques personnes ont regretté qu’il ne se soit pas montré de préférence dans le rôle demi-tragique de don Louis, ce Chromes iratus, si proche parent du père du Menteur. Il nous semble qu’entre ces deux choix l’artiste, bien avisé, a fait le meilleur et le plus habile. Pour moi, j’aurais encore mieux aimé qu’il eût entrepris les deux tâches. Elles seraient possibles et d’un grand effet. En se montrant aussi éloquent interprète de l’honneur du gentilhomme que de la conscience blessée du pauvre, il serait bien certain de doubler nos plaisirs et son triomphe. Mme Volnys, chargée du personnage sacrifié d’Elvire, qui ne paraît que deux fois pour faire d’amers reproches ou donner d’austères conseils à son amant, mérite des éloges tout particuliers pour le parti que son talent a su tirer de