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Ce dernier argument, ce nous semble, pourrait être retourné avec bien plus de force contre celui qui l’emploie. Si la colonisation civile pratiquée par de grands propriétaires est impuissante à produire, que peut-on attendre des soldats-colons, pauvres et inexpérimentés pour la plupart, isolés et sans direction sur leur carré de terre ?

Une autre objection de M. Bugeaud donne lieu à une remarque importante. Pour démontrer que les 25,000 colons[1] du triangle d’Oran ne pourront jamais nourrir avec leur excédant les 50,000 habitans civils ou militaires de la province, le maréchal cite l’exemple de la France, où 24 millions de cultivateurs sont, dit-il, nécessaires pour alimenter 10 millions d’artisans. Nous constaterons d’abord que le nombre des cultivateurs diminue chaque jour chez nous, comme il est arrivé en Angleterre, à mesure que l’agriculture est devenue plus productive, parce que l’industrie rurale, en se perfectionnant, tend à remplacer le travail des bras par celui des machines : déjà le nombre des ouvriers attachés à la terre est abaissé chez nous à la proportion de 50 pour 100. Si maintenant on observe la classe agricole, on voit qu’il faut la décomposer en deux groupes : d’un côté, une foule de journaliers, de petits métayers, ou même de paysans possesseurs de quelques lambeaux de terre, tous également misérables, produisant à peine ce qu’ils consomment ; d’un autre côté, l’élite de nos populations rurales, des propriétaires dans l’aisance, des fermiers intelligens ou de bons ouvriers attachés à des exploitations florissantes. Ce dernier groupe, quoique le moins nombreux, est celui qui nourrit avec l’excès de ses produits les industriels et les citadins. Si, comme le pense M. Bugeaud, « la petite culture par familles ou par métairies, qui est celle des deux tiers de la France, est celle qu’il nous faut en Afrique pour avoir de la population, » il est clair que les 25,000 mille colons du triangle d’Oran ne nourriront pas 50,000 ames, plus 8,000 bêtes de somme. Si, au contraire, le personnel de la colonisation civile, bien choisi, bien dirigé, entouré de garanties suffisantes, attaquait le sol africain avec les ressources combinées de la science et du capital, il n’est plus douteux que les 5,000 familles agricoles pussent non-seulement approvisionner les militaires et les citadins de la province, mais même obtenir des produits d’exportation. Si l’on ne pouvait pas se promettre un tel résultat avec 80,000 hectares, à ne compter que les bonnes terres, soit une moyenne de 16 hectares par famille agricole, il faudrait désespérer de l’Afrique, et la France s’exposerait à la risée de l’Europe, si elle continuait à s’épuiser pour une telle colonie.

Le succès industriel, c’est-à-dire une large rémunération du capital

  1. Ce nombre suppose 5,000 familles, que M. de Lamoricière espère réunir en commençant par 2,332.