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mélancolique, en la voyant résister aux excitations de Varney, qui ne comprend pas, scélérat vulgaire, pourquoi elle tarde à frapper, on peut espérer que cette vengeance implacable est à la fin désarmée. D’ailleurs quel motif armerait Lucretia ? Si Helen épouse son cousin, leur tante exilée ne rentrera-t-elle pas avec eux sous le toit héréditaire ? N’est-elle pas certaine d’y finir ses jours entourée d’affection et de soins ? Est-ce bien la peine, pour acquérir sur ce magnifique domaine des droits qu’elle ne peut léguer à personne, de s’exposer encore une fois à l’infamie et à une mort ignominieuse ?

Cet intérêt qui semble manquer à Lucretia, les événemens vont le lui donner. Des indices, qui présentent à l’esprit une sérieuse probabilité, lui font croire qu’elle a retrouvé son fils dans la personne d’un jeune homme plein d’énergie et de talent, que ses débuts comme avocat et comme écrivain semblent promettre aux plus belles destinées. John Ardworth porte justement le nom de l’ami auquel Braddell avait confié le soin de faire disparaître son fils. Il est sans parens, sans protecteurs connus, seul au monde. Il a été élevé par ce même ministre qui naguère avait été chargé de Suzan Mivers. L’époque à laquelle il lui fut confié répond assez à celle où mistress Braddell s’est vu enlever son enfant. Bref, cette dernière a tout lieu de penser que John Ardworth est bien l’unique fruit de ses entrailles, et c’est avec toute la sollicitude, tout l’orgueil d’une mère qu’elle apprécie à quel point, si cette supposition venait à se vérifier, il serait flatteur pour elle de le reconnaître pour son héritier. Mais alors, à ce fils déjà illustre, à cet orateur éloquent, à cet homme de fer et de feu, athlète tout formé pour les luttes parlementaires, ne faudra-t-il pas ouvrir la route de l’opulence et des honneurs ? Lucretia souffrira-t-elle qu’il use ses plus belles années à jeter les fondemens obscurs d’une fortune qu’elle pourrait lui donner dès demain, si Helen et Perceval avaient cessé d’exister ? Nous vous parlions de Lucrezia Borgia : que pensez-vous qu’elle eût fait à la place de Lucretia Clavering ?

Celle-ci pourtant hésite encore. L’identité de John Ardworth avec Vincent Braddell (l’enfant perdu) n’est point assez évidente à ses yeux pour justifier le double meurtre destiné à le faire riche et puissant. Un reste de pitié, que tant de forfaits ont laissé au fond de ce cœur endurci, l’émeut encore quand elle arrête ses yeux sur les deux victimes qu’il faut immoler, toutes deux jeunes, souriantes, marchant au bonheur la main dans la main, enivrées d’amoureuses espérances. Toutefois, on le sent, la moindre complication dans cette situation déjà violente, une révélation jusque-là retardée, un mauvais conseil de Varney, qui lui-même est aux abois sous le coup de poursuites déshonorantes, peut tout à coup faire pencher la balance de mort, indécise encore entre les mains de Lucretia.