Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/461

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

froid, le frappait davantage. Un nom surtout, le nom de cette duchesse de Dienne, lui revenait sans cesse, et, par une injustice familière aux affections vives, il le chargeait de tout le poids de ses rancunes. Son imagination ne s’arrêtait pas à préciser le rôle qu’elle avait pu jouer dans la vie de son père ; mais il lui demandait compte de sa première souffrance, et c’était assez pour qu’il maudît cette image importune qui détruisait la paix de son cœur sans en altérer la pureté.

Les événemens de cette journée n’étaient pas finis pour Albert : lorsqu’il rentra, on lui remit une lettre dont la seule vue lui causa une vague frayeur. Quoique portant le timbre de Blignieux, cette lettre n’était pas de Mme  d’Esparon. La suscription, d’une grosse écriture à peu près illisible, faisait honneur à la science hiéroglyphique des bureaux de la poste. Aibert l’ouvrit d’une main tremblante, et, à travers mille caprices d’orthographe, voici ce qu’il lut :


« Monsieur Albert, je ne suis qu’une vieille servante, et vous trouverez peut-être que je me mêle de ce qui ne me regarde pas : mais, en conscience, je ne puis laisser aller les choses comme elles vont, et il n’est pas bien que vous les ignoriez. Je vous dirai donc que votre mère, la chère et sainte femme ! vous écrit tous les huit jours, et que vous croyez, par conséquent, recevoir exactement de ses nouvelles… Vous vous trompez. Dans ses lettres, elle ne fait que vous recommander d’être sage, de rester toujours bon chrétien, de vous méfier de cette grande ville où l’on dit qu’il y a tant de beaux habits et de mauvais cœurs, mais elle ne vous dit jamais rien d’elle-même. Eh bien ! la vérité est que depuis votre départ elle dépérit : voilà le grand mot lâché.

« Oui, monsieur Albert ; vous voilà bien étonné, n’est-ce pas ? elle qui a toujours été si froide, qui se laissait à peine embrasser !… Que voulez-vous ? elle est ainsi faite, nous ne pouvons pas la changer ; c’est un de ces caractères qui gardent tout en eux-mêmes, tout en dedans, jusqu’à ce que cela les étouffe. Votre mère ne vous a peut-être pas cajolé autant que vous l’auriez voulu, mais elle vous aime à faire compassion. Pendant ces treize ans, où d’autres qui ont la langue plus mielleuse se sont fort bien passés de vous, elle vous a soigné comme moi-même je n’aurais pas su le faire. Quand vous alliez à la chasse, il fallait la voir ! Toute la matinée elle priait Dieu ; puis, lorsqu’arrivait l’heure où elle espérait votre retour, elle s’acheminait, quelque temps qu’il fît, jusqu’à la chapelle de Sainte-Marthe-des-Neiges, d’où l’on découvre tout le revers de la montagne par où vous reveniez. Là elle restait immobile, jusqu’à ce qu’elle vous eût vu poindre en haut du sentier : alors elle rentrait à la hâte, comme si elle eût fait une mauvaise action et quelle eût craint d’être surprise ; voilà comme elle est.

« Et quand vous avez eu cette grosse fièvre maligne qui nous a tous