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cordes de famille, que les noms les plus doux soient bannis de la bouche des enfans ! — Vous avez eu raison, Albert, reprit-elle à voix haute, et, si je vous parle aujourd’hui de M. d’Esparon, c’est que j’y suis forcée : il trouve que je vous ai gardé assez long-temps.

— Que dites-vous ? s’écria-t-il éperdu et sentant se réveiller, à ces mots, toutes ses tendresses filiales.

— Je dis que M. d’Esparon veut avoir son tour, et qu’il vous appelle auprès de lui.

— Et vous y consentez ? balbutia-t-il avec une émotion qu’il fut incapable de dissimuler.

— Ce n’est pas à moi de refuser ; ce serait à vous, dit-elle en le regardant fixement, car c’est vous qu’il laisse le maître… Le pauvre enfant n’eut pas le courage de répondre.

— Et vous ne refusez pas, n’est-il pas vrai ? Même silence.

— C’est bien, Albert, vous partirez demain. Maintenant je devrais peut-être vous parler de cette vie nouvelle, de ce monde où vous allez entrer, des périls qui vous y attendent… à quoi bon ? Que seraient pour une âme entraînée les conseils d’une pauvre femme, ignorante de toutes choses ? Un écho toujours le même, qu’on écoute par respect et qu’on oublie en l’écoutant… Oubliez-moi donc, s’il le faut, Albert ; mais pensez quelquefois à Dieu, qui juge les cœurs, et que je prierai pour vous. À présent, j’ai besoin d’être seule et de recueillir des forces contre cette séparation. Je vais envoyer un exprès pour arrêter votre place ; la diligence vous prendra sur la grande route, devant la grange des Aubiers.

Tout le reste de la journée, elle parut éviter une nouvelle explication. Pour deviner ce qui se cachait sous cette froideur apparente, il eût fallu un observateur plus habile qu’Albert. Tout concourait donc à maintenir entre sa mère et lui cette barrière de glace qu’un dernier entretien aurait pu faire tomber. Il eût voulu répandre au dehors les pensées tumultueuses qui débordaient en lui. Prêt à réaliser ce qui ne lui avait jamais paru qu’un songe, prêt à saisir ces deux brillantes visions, son père et Paris, il aurait payé de son sang une de ces douces causeries où deux cœurs, au moment de rompre par l’absence le lien visible qui les unissait, y substituent par la confiance et l’amour un lien mystérieux qui les console. Voilà ce qui manquait à Albert. Il s’en alla dans la campagne et courut longtemps comme pour se dérober à la fièvre qui le gagnait. À la fin, il s’assit sur le talus d’un chemin, au bord d’une prairie jaunie par l’automne. Il regarda ces collines qui avaient formé jusque-là tout son horizon, ces maisons éparses dans les champs et d’où s’échaappait un peu de fumée, ces Alpes lointanes qui profilaient sur un fond grisâtre leurs dentelures argentées, et palpitant à la