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Les mots de succès, de talent, de gloire, y étaient répétés à chaque ligne : c’est l’usage aujourd’hui, et l’on distribue sans compter ce genre de largesses, comme on prodiguait les assignats dans les derniers temps de la république. Albert en ressentit une joie si vive, qu’il en fut presque effrayé. Emporter ce journal dans sa chambre, lire et relire ces quelques lignes, les presser contre ses lèvres, se sentir saisi d’un respect superstitieux pour ces carrés de papier qui lui parurent ne pouvoir jamais mentir, tel fut pour lui le résultat de cette découverte. Dès-lors l’affection indécise et curieuse qu’il avait conçue pour son père devint un véritable enthousiasme, auquel se mêla l’orgueil de porter son nom et le désir de s’initier à sa vie.

Cependant Albert, s’il éprouvait trop de contrainte auprès de Mme  d’Esparon ou un penchant trop vif pour la séduisante et lointaine image, n’avait jamais pensé qu’il lui fût possible de quitter sa mère. Comme tout semble facile dans les premiers jours de la jeunesse, il aimait mieux se représenter dans une sorte de vague perspective un rapprochement entre M. et Mme  d’Esparon, rapprochement dont il serait peut-être l’heureux médiateur : là s’arrêtaient ses rêves et ses désirs ; mais la comtesse ne pouvait tenir compte de toutes ces nuances. Le seul mystère qu’elle eût pénétré, c’était cette partialité blessante qui déchirait les fibres les plus délicates de son cœur. Bien qu’elle n’en fît point un reproche à Albert et qu’elle ne parût pas même s’en être aperçue, cette cruelle découverte jetait une teinte plus sombre sur ses relations avec son fils, et cette vie à deux, que leur tendresse eût pu adoucir, se consumait, sans confiance et sans joie, sous ce ciel sans sourire et sans soleil.

Pendant que ces deux âmes souffrantes luttaient ainsi contre des douleurs cachées, des changemens graves s’étaient accomplis dans la destinée de George de Charvey : il avait perdu ses deux frères aînés, et s’était trouvé seul héritier de son nom. S’il ressentit alors un regret en songeant à la vallée d’Ogerelles, sa conduite n’en avait rien révélé. Toujours esclave de ce qu’il regardait comme son devoir, il avait fait un mariage de convenance ; sa femme était morte deux ans après en lui laissant une fille, et M. de Charvey, cédant de nouveau à sa vocation, avait confié cette enfant aux soins d’une de ses sœurs et repris du service. Parvenu au grade de colonel après un long et rude séjour en Afrique, il n’avait jamais perdu de vue, pendant ses campagnes ou ses courtes apparitions en France, ce pauvre coin des Hautes-Alpes qu’habitait Mme  d’Esparon. Il avait appris tour à tour les tristes orages de son intérieur, la naissance d’Albert, le départ du comte et ses succès à Paris ; mais il n’était plus revenu dans le Dauphiné : Mme  d’Esparon ne l’avait pas revu, et elle soupçonnait à peine l’existence de cet ami inconnu,