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Quiconque faisait ce commerce semblait un ennemi public, un accapareur visant à créer la famine. L’autorité, cédant aux passions de la foule ignorante ou les partageant franchement pour son propre compte, soumettait l’exercice de cette profession à des formalités et à des gênes particulières, à une surveillance vexatoire et presque ignominieuse. Les monopoles, qui avaient tout envahi, ajoutaient aux difficultés du commerce des grains. J’en citerai un seul exemple. « A Rouen, une compagnie de cent douze marchands créés en titre d’office avait seule d’abord le droit d’acheter les grains qui entraient dans la ville, et son monopole s’étendait même sur les marchés des Andelys, d’Elbeuf, de Duclair et de Caudebec, les plus considérables de la province. Venait ensuite une seconde compagnie de quatre-vingt-dix officiers porteurs, chargeurs et déchargeurs de grains, qui pouvaient seuls se mêler de la circulation de cette denrée, et devaient y trouver, outre le salaire de leur travail, l’intérêt de leur finance et la rétribution convenable au titre d’officier du roi. Venait enfin la ville elle-même, qui, propriétaire de cinq moulins jouissant du droit de banalité, avait donné à ce troisième monopole une extension illégale et singulière. Les moulins communaux ne pouvant suffire à la mouture de l’approvisionnement des grains nécessaires à la population, la municipalité vendait aux boulangers de la ville le droit de faire moudre ailleurs ; mais, pour les dédommager de cette exaction révoltante, elle assujettissait les boulangers des faubourgs, qui n’étaient pas en droit soumis à la banalité, à livrer leur pain sur le pied de 18 onces à la livre au même prix que les boulangers intérieurs, qui n’étaient tenus que du poids ordinaire de 16 onces. Il est donc évident que du chef de ce troisième et dernier monopole, les Rouennais payaient le pain un huitième de plus que sa véritable valeur[1]. »

Dans ces temps où l’autorité royale ne se croyait pas de limites, les princes et leurs conseils, qui s’attribuaient comme une prérogative toute naturelle la faculté d’altérer les monnaies et de faire que ce qui était une livre la veille fût pris pour deux livres le lendemain, devaient être portés à penser à plus forte raison qu’il leur appartenait de fixer à leur gré la valeur vénale des céréales. On laissa cependant dormir ce prétendu droit presque toujours. Les parlemens, composés d’hommes qui devaient être plus éclairés que le reste de la nation et que la cour, dans ces sortes d’affaires, enchérissaient sur l’esprit réglementaire de l’administration, et, dans le cours de leur incorrigible taquinerie contre le gouvernement, on les vit donner raison aux préjugés de l’émeute stupide, alors qu’un ministre sage cherchait à faire prévaloir les vrais principes. Mais le ministre, qui était ferme, tint bon, et il l’emporta. C’était en 1775.

  1. Introduction aux Œuvres de Turgot ; par Eugène Daire. Édition Guillaumin, t. I, page LXXXIV.